LES FILS DE LA TOUSSAINT 1

 


 Création le 10 juin 2021

Yves Courrière a été envoyé en reportage en 1958 pour suivre les voyages du Général de Gaulle en Afrique ; il se rend aussi dans les pays victimes de conflits armés, guerres civiles ou révolutions, notamment en Inde, au Moyen-Orient et en Algérie. Il couvre à ce titre la guerre d'Algérie.

Son premier livre sur la guerre d'Algérie, « Les Fils de la Toussaint » édité en  1968 chez Fayard, a connu un grand succès, ainsi que les trois livres suivants. Ce livre a été préfacé par Joseph Kessel.

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En conclusion de son préambule, Yves Courrière se pose la grande question : Pourquoi tout cela est-il arrivé ? Sa réponse : « Mais on n’a jamais voulu regarder le problème en face. La Métropole ne s’est intéressée à l’Algérie que lorsque le sang y a coulé. Le sang européen. On n’a pas voulu croire au conflit. On n’a pas voulu considérer le conflit comme une guerre. On n’a pas voulu considérer les musulmans comme des hommes. Quand on l’a fait, c’était trop tard, bien trop tard. »

Yves Courrière expose ses interrogations dans ses quatre livres très documentés. En fait, les réponses se situent dans la stratégie, le civisme et l’humanisme …

LES GERMES DE LA RÉVOLUTION


En Indochine, on est au bord de la catastrophe ; en Tunisie et au Maroc, cela ne va pas très fort. Mais en Algérie, tout semble aller pour le mieux … Bien sûr, le vieux Messali se prend pour Staline et verse dans le culte de la personnalité, Mais cela ne gêne pas le comportement stérile du parlementarisme français. Dans les cafés de Paris, Mohamed Boudiaf discute avec  ses amis les moyens de « réveiller » ces Algériens amorphes, et conclut que l’Algérie a besoin d’une troisième force bien décidée à l’action. La création de groupes de combat, dans la perspective d’une action violente et directe, est indispensable.

Courrière remarque avec propos comment certains hommes de valeur, pour la plupart, ont désiré passionnément être Français, sans en avoir les devoirs et les droits. Beaucoup ont fait la guerre 39-45 avec héroïsme, ils ont été accueillis avec enthousiasme par la population française, ils y ont trouvé la dignité. Mais rien de tout cela à leur retour en Algérie. Les « pieds noirs » manifestent une auto-satisfaction qui n’est plus de mise. Quant au gouvernement français, il est inexistant.

Le mois de mai 1945, explosion de joie pour le monde entier, est tragique pour l’Algérie. Le 8 mai, c’est « l’affaire de Sétif ». Courrière reconnaît qu’il y a grand péril pour l’objectivité à raconter cet épisode de l’histoire  de l’Algérie, et qu’il va s’efforcer de retracer cet événement en employant des témoignages provenant d’horizons extrêmement divers. Ce 8 mai 1945, c’est jour de marché, la ville est en effervescence depuis que l’on sait que la victoire est proche.

Puis un cortège de manifestants se forme. Le mot d’ordre est de brandir, pour la première fois le drapeau algérien vert et blanc. Or un inspecteur de police qui sort du café de France lit sur l’une des pancartes « Vive la victoire alliée ». Il est entouré, perd son sang-froid et tire sur le porteur de pancarte, qui s’effondre, touché au ventre. Des coups de feu partent de toutes les directions … Des Européens sont assassinés à bout portant. Le maire socialiste, favorable aux musulmans, est abattu …

Alors se déclenchent des massacres d’Européens dans la région. On viole, on étripe, on mutile, on égorge … La répression est impitoyable : des douars entiers sont massacrés. On ne saura jamais qui a déclenché le massacre ( si !). Alors va se dérouler l’un des épisodes les plus frappants de la mentalité d’alors : une commission d’enquête est d’envoyée d’Alger par le Gouvernement général, dirigée par le général Tubert, libéral et honnête. Il interroge beaucoup … Mais 48 heures après son arrivée, la commission Tubert est rappelée d’urgence à Alger. Son rapport est classé secret. Mais Courrière en a lu un exemplaire : En moins de 8 jours, 104 Européens ont été massacrés. Cela a donné suite à une répression sévère. Officiellement 1500 morts. Le chiffre exact est supérieur mais on ne le connaîtra jamais (sans doute par absence d’état civil, ou par assassinats « discrets »). Le général Tubert adresse un rapport ultra-confidentiel à son chef, le général Henri Martin : « L’intervention immédiate a brisé toute tentative, mais le calme n’est revenu qu’en surface. Un fossé s’est creusé entre les deux communautés. Un climat d’entente doit être établi … »

 Costume-cravate, s'il vous plait !

 

Un petit groupe d’hommes durs et décidés veulent créer un mouvement révolutionnaire. Il leur faudra 10 ans pour s’entendre et s’unir. Le soudain réveil de novembre 1954 n’en sera que plus brutal. Pourtant ces dix années ne vont pas se passer sans protestations musulmanes. 

 


 Ferhat Abbas est redouté par les Européens parce qu’il est trop proche intellectuellement d’eux. Il est le plus représentatif des occasions manquées. Il fait un appel émouvant à la jeunesse. Il crée un nouveau parti : l UDMA. Son succès est foudroyant. C’est un homme avec qui les Français peuvent discuter. De plus il est très européanisé, sa femme est alsacienne, il parle mieux le français que l’arabe …

Le jeune kabyle Belkacem Krim, dont le père est cadi, entraîne des hommes à la guérilla, tandis que Mohamed Belouzdad est l’âme du mouvement « Organisation Spéciale » dont les cellules sont cloisonnées. Aït Ahmed un autre Kabyle de 23 ans le rejoint, puis Ahmed Ben Bella, ancien adjudant aux tabors marocains et très dynamique, puis Mostefa Ben Boulaïd, un meunier des Aurès, puis Mohamed Larbi Ben M’hidi, un comptable, puis Didouche Mourad, un cheminot, puis Rabah Bitat, futur Ministre algérien, puis Ali Mahsas, futur Ministre algérien, puis Mohamed Khider, député à l’Assemblée nationale française, puis enfin Mohamed Boudiaf, fonctionnaire …

En septembre 1947, une loi sur le statut de l’Algérie est promulguée et peut apporter une détente en Algérie. Une Assemblée algérienne est composée de deux collèges de 60 membres chacun, l’un majoritairement européen avec 60 000 musulmans, l’autre représentant le reste de la population. L’article 2 précise : « L’égalité effective est proclamée entre tous les citoyens français ».

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Panique chez les dirigeants « pieds-noirs » qui parviennent à faire censurer cette loi par l’Assemblée algérienne où ils sont majoritaires. Ils organisent des élections truquées. Cela conforte la volonté d’action des indépendantistes. Mais Ben Bella a besoin d’argent : il organise un hold up à la Banque d’Oran. Nouveaux truquages aux élections législatives de 1951. Paris s’en fout ! Messali Hadj fait des parlottes. Alors les quelques membres de l’O.S. décident d’agir seuls. Jamais révolution n’aura vu le jour avec si peu d’hommes et de moyens. Ainsi va commencer une aventure que l’incompréhension puis la haine rendront dramatique.

L’INCUBATION

 En Kabylie, 1 500 hommes attendent avec impatience de passer à l’action. Par ailleurs, le stock d’armes d’Alger est déménagé avec risque dans un endroit plus sûr. Le recrutement commence dans toute l’Algérie ; Les réunions secrètes des dirigeants se font en Suisse. Puis on apprend la défaite de Dien Bien Phu, un véritable choc psychologique. Sur la base de renseignements, le Colonel Schœn fait un rapport très instructif et alarmiste sur la situation probable en Algérie. Il est le type-même du vieil officier des Affaires Indigènes ; il parle couramment l’arabe et le kabyle. Ses rapports n’ont pas la cote et agacent la trouble béatitude dans laquelle baigne le Gouvernement général : "c’est l’une des causes humaines de la guerre d’Algérie", dira-t-il plus tard à Yves Courrière.

Guillaume Lambert est nommé Préfet d’Oran. C’est avant tout un homme d’action. Baroudeur pendant la Résistance, il est Compagnon de la Libération. Il fait la « tournée des popotes », est stupéfait par les bas salaires des ouvriers agricole et demande au Gouverneur général de faire doubler leur salaire et de faire fermer la frontière marocaine aux travailleurs immigrés, victimes d’un véritable esclavage. Il devient immédiatement pour les colons l’homme à abattre. Et il trouve beaucoup de sympathie de la part des musulmans …

Les Aurès, encore dominés par le personnage de la Kahina, symbole du caractère indépendant et farouche des Berbères. Batna et Arris étaient les seuls centres importants de colonisation qui avaient réussi à s’implanter au centre du massif. De tout temps, des bandits d’honneur se réfugiaient dans ces montagnes impénétrables … Le jeune sous-préfet Jean Deleplanque apprend avec étonnement la vénalité de certains notables musulmans. Il rencontre Ben Boulaïd, qu'il juge : « Un homme du peuple, un homme d’action, très évolué. Conscient de la situation des musulmans, de leur désir d’évolution ». Les jeunes révolutionnaires sentent le besoin d’être présidés par un homme diplômé, une « tête d’affiche ». Ils vont trouver Lamine Debaghine, qui refuse, mais sans couper les ponts.

Le 18 juin 1954, l’arrivée au pouvoir de Pierre Mendes-France est accueillie en Algérie musulmane avec un immense espoir. Et Courrière de s’intéresser à trois hommes importants d’Algérie : Henri Borgeaud, un patron paternaliste, mais qui paie bien ses ouvriers. Il règne sur un immense domaine viticole : la Trappe (40 000 hectolitres de vin par an), sans compter les agrumes, les cigarettes, etc) . Il règne sur un empire économique … et politique. George Blachette est le roi de l’alfa. Ses débouchés : principalement l’Angleterre, où il vend son alfa aux usines de papier. Il contrôle des quantités de sociétés. N’ayant pas d’enfants, il a attribué la maison mère à l’ensemble de son personnel. Il rachète le « Joural d’Alger », il n’est pas apprécié des « colonialistes ». Le troisième homme est Laurent Schiaffino, dont la famille est originaire d’Italie, est règne sur un empire flottant. En 1954, c’est la première fortune d’Algérie. Nationaliste, pieux, sectaire, âpre au gain. Mais il y a aussi les « seconds couteaux », des milieux interlopes …

Le premier des trois coups annonçant la Révolution algérienne est frappé le 25 juillet 1954 dans une villa du Clos Salembier, sur les hauteurs d’Alger : une réunion de 17 personnes est programmée par les 5 futurs chefs. À l’unanimité les 22 se prononcent pour la révolution illimitée jusqu’à l’indépendance, malgré les difficultés sans nombre qui les attendent.

 

Le soudeur découpe au chalumeau l’extrêmité d’un morceau de tuyau de fonte. Trois hommes suivent les gestes du soudeur, qui façonne l’extrémité d’une bombe. Mais le plus gros des efforts se porte sur la fabrication de « bombes-maison » avec des boîtes d’huile Esso. Par le bruit et les flammes, ces gros pétards seront d’un effet psychologique puissant. Trois cafés maures de la Casbah d’Alger servent aux contacts rapides. Une petite boutique de chéchias sert de boîte postale avec les responsables en Egypte.


Le Président du Conseil Pierre Mendes-France, qui a terminé la guerre d’Indochine, et a promis l’autonomie interne à la Tunisie, reçoit Ferhat Abbas, qui voit s’éloigner le spectre affreux de la guerre civile, des attentats, du sang, des tortures et des représailles ; il promet de s’occuper de l’Algérie, une promesse qu’il sait difficile à tenir en raison du déchaînement des passions. Un optimisme de mauvais aloi règne dans les sphères du pouvoir en Algérie, en dépit d’une administration sous-développée et d’une armée inexistante.

Les populations ne sont pas chaudes pour une insurrection. De plus, un terrible tremblement de terre à Orléansville occupe tous les esprits. Or le déclenchement de l’insurrection est déjà prévu en haut lieu, mais sans moyens pour la combattre. Les futurs saboteurs von reconnaître leurs cibles ; les responsables de la révolution choisissent le nouveau nom de leur mouvement : le Front National de la Libération (FLN). Les groupes armés formeront l’ALN. Enfin la date du début de l’insurrection, le 1er novembre, la Toussaint. Les 6 chefs du FLN décident de vérifier l’étanchéité de leur système de protection en fixant une répétition générale dont le contre-ordre ne sera donné que 3 heures avant le déclenchement. Les artificiers préparent les bombes.

 


Des signes inquiétants se manifestent dans les Aurès.

Le Ministre de l’Intérieur, François Mitterand, se rend en Algérie pour prendre le pouls d’une situation qu’il considère comme calamiteuse à terme. Et quand il reprend l’avion à Bone, le 23 octobre, il a compris qu’il va se passer quelque chose.

De leur côté, les chefs de l’insurrection préparent les tracts et les déclarations. Krim rappelle que seules les forces armées, les dispositifs économiques, les traitres connus doivent être visés, à l’exclusion de toute personne civile, avec interdiction absolue d’attaquer des civils européens. L’insurrection, malgré le lâchage de beaucoup, se rapproche, ce n’est qu’une question de jours …

 

 
 
La suite dans un prochain article.