HOMMAGE EN 1996 À L'ÉMIR
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L'Émir par Mohamed Racim |
Georges Hirtz a été administrateur des Services civils de l’Algérie, Colonel d’infanterie, Sous-Préfet honoraire … et écrivain. Il s’est éteint à Aix-en-Provence en 2014, où il vivait, à l’âge de 103 ans. Haut fonctionnaire, grand témoin de l’administration française en Algérie, il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur la gestion des territoires algériens et sur un autre thème, le général Weygand. Grand administrateur civil, il a raconté avec beaucoup de talent et de précision la vie dans les territoires du Ksour. Mais il a aussi été un admirateur de l’Émir Abd el-Kader. En octobre 1996, il a publié un article en hommage à l’Émir dans le Bulletin de Liaison de l’Association des Anciens des Affaires Algériennes (AAAA).
Cette Association a été créée en 1962 pour suppléer aux carences du gouvernement français envers certains « Français à part entière », à savoir les familles de ceux qui ont été surnommés « les Harkis » et qui ont été abandonnées aux conséquences d’un cessez-le-feu unilatéral surnommé « Accords d’Évian ». Le Bulletin de liaison a été créé en 1994 pour servir de témoignages à tous ceux et celles, militaires ou civils, militaires ou appelés, qui ont fait de leur mieux, et souvent en risquant leur vie, pour venir en aide aux populations algériennes abandonnées.
C’est en pleine « décennie noire », une guerre civile de dix ans entre Algériens, que Georges Hirtz a publié l'article que nous reproduisons ci-dessous.
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Un sabreur, un coupeur de têtes de chrétiens, un opposant acharné à l’installation de la France dans la Régence d’Alger … Telle serait la figure de l’Émir Abd el-Kader si l’on se tenait aux clichés de l’Histoire et de l’imaginaire. La réalité est toute autre : c’est la recherche de Dieu, de sa vérité, qui fut la vocation véritable de ce grand personnage. Vocation innée qui ne le quittera jamais, mais que les circonstances amenèrent à se manifester sur deux registres très différents. Sa vie est ainsi faite de deux tranches apparemment dissemblables alors qu’elle présente une unité spirituelle.
Ces deux vies, à quelques mois près, ont été d’égale durée, longues chacune d’une quarantaine d’années (1808-1847 pour la première, 1847-1883 pour la seconde), mais c’est la première seulement qui lui a valu la célébrité.
Issu d’une lignée de chefs religieux et politiques de la région de Mascara, simultanément caïds et marabouts, Mahi ed Dine Abd el-Kader fut confirmé dans cette double voie par une éducation religieuse et virile. Aux prises avec des situations mouvementées dès son enfance, il dut, à l’âge de 18 ans, préserver sa vie en s’exilant au Proche Orient avec son père. Revenu en Oranie en 1829, il se trouva rapidement chargé, en dépit de sa jeunesse, de l’organisation et de la direction d’un combat sévère contre l’armée française. Il tenta, du même coup, de rassembler en une nation la mosaïque de petites principautés que constituait la Régence d’Alger d’alors. Ce fut l’époque de sa montée en puissance politique, l’époque où il organisa minutieusement son étonnante capitale mobile, la célèbre smala, l’époque où, à la suite de tractations plus ou moins ambiguës avec le général Desmichels (1834), puis avec le général Bugeaud (1837), il prit le parti de la guerre, et, fortement soutenu par le roi du Maroc, il défia l’armée française.
Face à lui, une pléiade de généraux non moins valeureux, non moins résolus, fit échec à sa tentative … Au terme d’interminables hésitations, le gouvernement de Louis-Philippe s’était résolu progressivement à rester « définitivement » en Algérie (1841), et à prendre en charge l’intégralité de son territoire.
Une lutte ardente se déroula pendant six longues années (1841-1847) à travers toute l’Oranais et l’ouest de la province d’Alger, depuis le Tell jusqu’aux Hauts Plateaux. Les épisodes les plus mémorables de cet affrontement seront la prise de la smala par le duc d’Aumale, à Tagguine, le 16 mai 1843, la victoire de Bugeaud à l’Isly, en territoire marocain, le 14 août 1844, l’échec du colonel de Montagnac à Sidi Brahim, le 25 septembre 1845 et finalement la capitulation de l’Émir le 23 décembre 1847 entre les mains du général de La Moricière, aux confins nord de l’Algérie et du Maroc. L’Émir, épuisé, abandonné de ses partisans et de ses alliés, prit alors le parti de renoncer au combat et de remettre son sort entre les mains de la France.
Il déposa les armes et s’engagea à ne plus jamais les reprendre à condition d’être transporté et libéré au Proche Orient avec sa famille et une centaine de compagnons. Ces propositions dûment acceptées sans réserve ni équivoque par La Moricière, furent confirmées dès le lendemain par le duc d’Aumale, Gouverneur général de l’Algérie à Djemaa Ghazzaouat (Nemours).
L’Émir et les siens prirent la route de l’exil le 24 décembre en direction de Toulon. Arrivés dans ce port, quelle ne fut pas leur surprise en se voyant incarcérés au lieu de poursuivre leur voyage vers l’Orient. À Paris, où la révolution couvait, le régime vacillait ; le gouvernement et l’État-major avaient des points de vue très différents de ceux de leurs représentants en Afrique. Ministres et généraux, pour la plupart, redoutaient que l’Émir ne reparte en dissidence, en dépit de ses engagements solennels, aussitôt qu’il serait libéré.
Abd el-Kader va donc être « retenu » à Toulon pendant trois mois, puis transféré au château de Pau, où il passera cinq mois, et enfin interné à Amboise, où il restera quatre ans. Au total cinq années interminables, sombres, incompréhensibles… La parole qui lui avait été donnée est froidement violée ; il en est profondément choqué, meurtri, désabusé …
Et puis, tout à coup, le 16 octobre 1852, il est arraché à sa morosité, à ses sombres rancœurs : Louis Napoléon Bonaparte, Président de la République, vient en personne à Amboise lui annoncer solennellement que la France lui rendait sa liberté et allait l’installer en Orient, le dotant d’une rente princière. Bouleversé, il ressuscite littéralement. La longue humiliation subie est alors oubliée. Une immense gratitude s’y substitue dans l’instant. Libre, réhabilité, l’Émir voit la France et l’avenir d’un œil rénové.
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La frégate Labrador |
La Syrie, à l’époque colonie turque, le reçoit avec enthousiasme et lui permet de s’installer à proximité de la grande Mosquée des Ommeyades, dans la maison où, en 1240, mourut Ibn Arabi, illustre théologien, son maître spirituel et mystique soufi (le soufisme est une pratique individuelle mystique qui vise à la contemplation, à la vision de Dieu et même à la fusion en lui, en son Unité).
Là, trouvant la paix et l’épanouissement, il va pouvoir se donner tout à la prière, à la réflexion, à l’étude des maîtres du mysticisme musulman, à l’enseignement religieux, à l’éducation de ses enfants. C’est un et souvent plusieurs cours de théologie appliquée qu’il donne quotidiennement, ses thèmes majeurs sont en même temps que l’unicité d’Allah, l’ouverture d’esprit, la générosité du cœur et la tolérance.
Son comportement est conforme à sa parole : il en donne une impressionnante démonstration en mai 1860, alors que des émeutes antichrétiennes éclatent au Liban, et tournent au massacre des Maronites. La contagion gagne la Syrie. Abd el-Kader se met en travers au risque de sa vie. Il presse le gouvernement turc et les ulémas d’appeler à la raison et de s’opposer par les armes aux troubles graves qui s’annoncent. C’est en vain : il n’est pas écouté. Passant outre, il prend alors en main la défense des Chrétiens de Damas, ces malheureux « dhimmis » opprimés depuis plusieurs siècles par les Musulmans. Il proclame qu’il place sous sa protection personnelle les consuls européens, les missionnaires, les sœurs, les moines, les élèves de leurs écoles et toute la population chrétienne dont il regroupe une bonne partie dans les maisons, les cours, les patios du quartier algérien. Après avoir fait hisser un drapeau français au fronton de sa propre demeure, il envoie ses Algériens (quelques centaines d’hommes armés) patrouiller dans la ville avec mission de s’opposer à tout meurtre, à toute molestation de Chrétiens.
Il arrive par là à sauver de l’égorgement ou du viol quelques 12 000 Chrétiens orientaux, alors que 3 000 autres et 8 pères franciscains étaient assassinés. Parce que soufi ardent, convaincu, il avait réussi à maîtriser la violence, à imposer le respect des hommes, de tous les hommes, les Chrétiens comme les autres.
Cet exploit inouï, cette prodigieuse audace, eut un retentissement considérable en Occident comme dans tout l’Orient. Dans le monde entier, la presse s’en fit l’écho admiratif. Abd el-Kader fut promu grand officier de la Légion d’Honneur, se vit attribuer des décorations et des cadeaux de grand prix de la part du Saint-Siège, de plusieurs États d’Europe et des État-Unis.
Loin de se laisser griser par tant de gloire, il reprit le cours de ses études et de son cheminement mystique, mûrissant sa réflexion politique, préconisant avec conviction l’entente entre Chrétiens et Musulmans. Divers voyages en Arabie, en Égypte, en France, lui valurent d’être reçu et fêté partout avec la plus grande considération …
Le 25 mai 1883, il s’éteignit paisiblement dans sa propriété de Doummar, aux environs de Damas, et c’est dans un climat de respect et de vénération qu’il fut enterré aux côtés de son maître vénéré Ibn Arabi. L’histoire de l’Émir ne s’arrête pas là. L’année 1966 y ajoute un épisode : le retour de ses cendres en Algérie, sur la demande instante du Président Boumediene, Chef de l’État algérien, et son inhumation entre les sépultures de deux « chefs historiques » de la rébellion du 1er novembre 1954. Le panégyrique que prononça Houari Boumediene exalta longuement les vertus militaires de l’Émir et sa lutte contre Bugeaud et La Moricière, mais il n’y fut pas plus question des événements de Damas que de la forme véritable du sentiment religieux de l’Émir, de son esprit de tolérance, ni de sa réconciliation incontestable et réfléchie avec la France.
Même silence sur sa prise de conscience des valeurs véritables de l’Occident, sur sa logique courageusement audacieuse, sur sa grandeur d’âme, sur le cheminement spirituel qui l’avait conduit aux sommets de la compréhension, du respect des autres croyances, à l’amour universel … autant de traits admirables qui furent délibérément escamotés, d’une manière qui mérite notre désapprobation.
La grandeur insigne d’Abd el-Kader, c’est de s’être affranchi des préjugés et des incompréhensions. C’est d’avoir osé affronter la réprobation des pharisiens en désencombrant l’Islam du carcan d’intolérance et d’exclusion qui l’enserre trop souvent. Au regard des déchirements inexpiables qui ensanglantent maintenant l’Algérie, une telle affirmation d’ouverture et de générosité mérite sans doute d’être analysée avec la plus sérieuse et sympathique attention.
Georges Hirtz
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Damas 1860 |