URBANISME ET COLONISATION




Création le 11 avril 2018

Le 30 janvier 2001, Saïd Almi, a soutenu à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) une thèse d’urbanisme intitulée « Politiques coloniales et urbanisme en Algérie ». C’est une contribution à l’étude de quelques-uns des fondements de l’urbanisme algérien. Saïd Almi, qui a obtenu la mention « très bien » à l’unanimité, y évoque notamment les convergences des saint-simoniens avec l’administration militaire, leur politique associationiste et la continuation par Lyautey et ses disciples de cette tradition de respect des différences.

Saïd Almi est membre du Conseil d’administration de la Société Française des Urbanistes, en tant que chercheur en urbanisme. Il s’investit dans des rencontres sur le développement durable et il intervient dans des colloques en France, en Tunisie ou au Maroc.


Il nous dit :  "Les lecteurs arabophones sont demandeurs".
 

L’analyse de Pierre Merlin dans le site de Persée ( https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_2003_num_112_630_900 ) est intéressante  par son titre interrogateur : « Et si la colonisation avait eu des effets positifs ? ».

En fait, il faut éviter de mêler les vicissitudes politiques et la construction d’un patrimoine collectif, même si les deux « initiatives » ont eu lieu dans la même période. Exemple : construire un pont pendant la présence française ne signifie pas que le pont est « colonial » ; il doit être construit suivant les règles de l’art et avoir une bonne raison locale d’être.

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Le livre de Saïd Almi est très documenté ; nous allons le suivre chapitre par chapitre (il y en a 9).

1 - Fouriérisme et saint-simonisme

Le fouriérisme et le saint-simonisme marquèrent profondément l'histoire coloniale de l'Algérie.


Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon

Selon Saint-Simon, la société est en crise parce que s'y affrontent deux systèmes contradictoires : le système "féodal" dominant, qui s'appuie sur le pouvoir militaire et la religion, et le système "industriel" dominé, basé sur la capacité industrielle à produire. Le nouvel ordre social doit se fonder sur la fraternité universelle, une morale humaniste fondée sur le travail. Enfantin, l'un de ses successeurs, prône l'échange au nom de l'intérêt commun et de l'enrichissement mutuel. D'autres successeurs s'intéressent uniquement à l'amélioration de la vie des pauvres. Ils veulent aussi tenir compte l'histoire et la culture des Musulmans et visent une organisation fédérative de la société.

Le fouriérisme assure que les passions sont le guide le plus sûr et la condition même du bonheur de l'humanité. Objectif : épanouissement général dans l'harmonie universelle.

Utopie ! répond Karl Marx ...

2 - Mesures protectrices et conservatoires des militaires

Entre 1830 et 1870, ce furent les militaires qui mirent en œuvre la politique coloniale, en s'appuyant sur une structure chargée de quadriller les tribus : les Bureaux Arabes, qui ne purent subsister à l'avènement de la III ème République.

Tout se passe dans une grande improvision. Par exemple 9 gouverneurs se sont succédés de 1830 à 1840. La faible population dans des régions cultivables donne l'idée de faire du "cantonnement", c'est-à-dire de la dépossession des terres collectives au profit de colons immigrés, pauvres ou riches. Le maréchal Randon est un homme de compromis, qui ouvre la voie au développement d'une intense activité de construction, avec un profond intérêt pour l'histoire locale.

On peut citer deux expériences originales : un appel aux moines trappistes en raison de leur compétence dans le domaine agricole, et la construction d'une dizaine de villages dans la région de Sétif par la Compagnie de colonies suisses.

3 - L'Association saint-simonienne

Les saint-simoniens ne voulaient ni d'une colonisation autoritaire préjudiciable à la population arabe, ni d'un simple prolongement de la France.  Ils se manifestèrent par des actions concrètes : le port de commerce d'Alger, la première carte géologique de l'Algérie, le labourage à vapeur, l'élevage des chevaux anglo-arabes, l'exploitation des premières mines ...


Mais aussi dans le domaine de la communication, la création de la Société historique algérienne, la conservation des monuments historiques et des restes d'antiquité, la création de musées locaux ...


Prosper Enfantin

Barthélémy Prosper Enfantin (dit le "Père Enfantin") soutenait que les Romains ne colonisaient pas, ils se contentaient d'assimiler, ce qui n'est pas la même chose. Son idée était d'organiser la population locale, et non de l'assimiler. "Il y a quelque chose à apprendre des Arabes, au moins pour l'Algérie. Il y a de belles et bonnes choses dans le gouvernement des tribus ...". Il prônait "l'Association", ce qui supposait des efforts des uns et des autres.

Ismaÿl Urbain prend la succession. Il débarque en Algérie en 1837 comme interprête de l'Armée et devient un des grands inspirateurs de la politique du Royaume arabe de Napoléon III. Converti à l'Islam, il considère que "les musulmans ne sont pas les ennemis inconciliables des chrétiens". Mais la mise en œuvre de cette politique suscite l'indignation des colons.

Hélas, Napoléon III n'était aidé ni par les colons, ni par la nature : tremblement de terre, invasion de criquets, sécheresse prolongée, typhus et choléra, ainsi que sa propre maladie !

4 - L'assimilation chez les fouriéristes et les colons

Les fouriéristes préconisent de remplacer les villes par de vastes fermes agricoles industrielles pour transformer l'Algérie en un pays fertile. Ce projet est concrétisé dans "L'Union agricole du Sig" : 300 familles, 3 000 hectares près du nouveau barrage du Sig. Mais le projet ne suscite que très peu d'enthousiasme.

La révolution de 1848 renforce les pouvoirs des colons qui développent le "colonisme" : assimilation totale de l'Algérie à la France par la création de trois départements, intensification de l'immigration européenne, (ouvriers en chômage), construction de villages de colonisation. Mais les conditions de vie des immigrés sont très dures et en découragent plus d'un.

Leurs principes sont "Coloniser un pays, ce n'est pas seulement s'approprier le sol, c'est y porter ses lois, ses mœurs, ses arts, c'est se l'assimiler, c'est le civiliser".

Une différence majeure entre fouriéristes et colonistes : la propriété. Elle est collective chez les fouriéristes (le "phalanstère") et familiale chez les colonistes qui prônent la création de "fermes modèles".

5 - Continuité dans les ruptures : prélude à l'aménagement de l'espace urbain

À partir de 1870, les militaires cèdent la place aux civils. Une nouvelle période de 30 ans s'ouvre alors, dominée par les divisions entre civils ... La doctrine assimilationiste devient de plus en plus discriminatoire. Et en ce qui concerne les Juifs, l'antisémisme bat son plein alors que le décret Crémieux leur accorde automatiquement la nationalité française.


Isaac-Jacob Adolphe Crémieux
L'arrogance de certains colons et l'abus d'autorité contre les Musulmans poussent ceux-ci à la révolte. La parution en 1861 du livre "L'Algérie pour les Algériens" est un véritable événement, dont voici le pdf :

https://uniondesmeds.com/au-bonheur-des-pdf/

En 1868, même son de cloche de Léon Hugonnet qui développe la thèse de l'autonomie. "Association, fédération, tels sont les signes de passe du progrès moderne". Les sénateurs français découvrent des Algériens lassés d'une tutelle trop étroite, et qui souhaitent une autonomie d'administration et de gouvernement.

Jules Ferry
Jules Ferry, dans son rapport, appelle de ses vœux la décentralisation.  Finalement, il souhaite des bases françaises fortes dans les territoires coloniaux, comme au Tonkin ou en Tunisie, avec un fort développement économique grâce à cette décentralisation, en quelque sorte un protectorat sans le dire.

6 - Redécouverte et préservation du patrimoine algérien

Il y a un regain d'intérêt des milieux intellectuels algérois. Le Gouvernement général organise en 1905 le premier congrès important des Sociétés savantes locales, et simultanément met sur pied, dans la nouvelle médersa, une grande exposition d'art musulman, parmi laquelle figurent les collections constituées par Bugeaud.

Mais il y a aussi l'influence orientaliste de Jonnart, Gouverneur général de l'Algérie en 1900.
 
Charles Jonnart
Charles Jonnart est revenu après la Première Guerre mondiale pour remercier les Algériens de la mobilisation de 172 000 jeunes Algériens sur les champs de batailles européens.
Les promesses d'octroi de droits politiques aux indigènes algériens se multiplièrent après 1919 puisque les pertes algériennes se sont élevées à 25 700 tués et 72 000 blessés. C'est ainsi que la France contracte à cette occasion une dette de sang, qu'elle essaiera de régler avec la Loi Jonnart du 4 février 1919.

 
On consultera avec beaucoup d'intérêt le très riche "mémoblog" de Paul Souleyre sur Oran :


Gare d'Oran
http://www.memoblog.fr/orientalisme-style-jonnart/


On n'oubliera pas non plus l'influence du peintre Étienne Dinet :

http://dakerscomerle.blogspot.fr/search/label/b%20128%20-%20Alphonse-Etienne%20DINET

Ni celle du miniaturiste Mohammed Racim :

 http://dakerscomerle.blogspot.fr/search/label/b%20102%20-%20MOHAMMED%20RACIM

Contribution majeure de Jonnart : il incita les praticiens à faire usage des formes mauresques, à la fois pour parer au "développement regrettable" que prenait en Algérie "l'architecture moderne de l'Europe", mais aussi pour réhabiliter un art tenu pendant longtemps à l'écart. Mais il devait faire face à une opposition larvée de la part des assimilationistes.


Le Comité du vieil Alger obtint dans l'ensemble du pays le classement ou la protection d'un bon nombre de mosquées, de fontaines, de cafés maures, de marabouts, de cimetières musulmans ou de résidences anciennes.


Prosper Ricard
Entre 1900 à 1905, Prosper Ricard est directeur des cours d’apprentissage des métiers d’art destinés aux indigènes à Tlemcen, puis à Oran. Nommé inspecteur des enseignements artistiques et industriels à Alger, il annexe l’apprentissage du tissage à certaines écoles primaires.

Le 1er août 1915, Ricard répond à l’appel de Lyautey, devenu résident général de France au Maroc, qui entend y mener une ambitieuse politique artisanale. Inspecteur des arts indigènes à Fès, il rassemble une collection d’objets anciens, qu’il fait recopier et adapter pour une clientèle occidentale.

Alger vu du ciel
7 - Une tendance régulatrice

Au lendemain de la guerre de 1914, Alger se transforme en un grand chantier de construction, car la circulation devient inextricable. Il est fait appel au grand urbaniste Henri Prost, qui refuse tout formalisme rigoureux, et applique la règle d'or de Lyautey : "conservation scrupuleuse des monuments du passé, leur appropriation aux nécessités de la vie moderne avec un souci constant du respect des traditions".

Avec la loi "Cornudet" du 15 juin 1943, les plans des villes deviennent des « plans d'aménagement » traduisant par là la volonté de planification.

8 - Une tendance progressiste

En 1931, Charles-Édouard Jeanneret-Gris, plus connu sous le pseudonyme de "Le Corbusier", vient en Algérie qui lui apparaît un terrain propice pour appliquer ses idées.
 
Le Corbusier

Son projet d’Alger fut baptisé "projet Obus" parce qu’il pulvérisait toutes les idées reçues : le long du littoral, de Saint-Eugène à Maison Carrée (de Bologhine à El-Harrach), dans un geste magistral, Le Corbusier faisait sinuer un immeuble de plus de dix kilomètres, dont la toiture était une autoroute. Cet immeuble était conçu comme un meuble à casiers, chaque casier pouvant être aménagé en logement, avec sa propre façade, au gré de l’occupant ; on pourra même y faire du néo-mauresque disait l’architecte.


Il prévoit même un énorme immeuble ascenseur pour garer les voitures. Tous ces projets vont à l'échec sans doute à cause de ses  idées fixes et de son intransigeance. Pourtant, après la seconde guerre mondiale, ses disciples lui vouent une obédience totale.

Dès 1948, Jacques Chevallier, maire d'Alger, poursuit la construction de logements sociaux et favorise le développement d'immeubles d'habitation géants. 


9 - L'urbanisme avant et après l'indépendance

Il s'agissait de décongestionner Alger en répartissant les logements dans quatre cités satellites, mais ces projets n'ont eu qu'un timide début de mise en œuvre. Le "plan de Constantine" fit travailler dans la hâte et sans recul.

Oscar Niemeyer
 Après l'indépendance, un décret du 20 novembre 1968 instituait une nouvelle instance de planification, le COMEDOR,  qui se donnait pour vocation de rompre définitivement avec les plans et schémas de l'urbanisme colonial, ceci avec la coopération de l'architecte brésilien Oscar Niemeyer, qui fait approuver une synthèse grandiose des programmes de Brasilia et de Rio.

Le COMEDOR  fut dissous en 1978.

CONCLUSION

C'est peut-être à travers l'urbanisme que se révèle au plus près le double visage du colonialisme français. Saïd Almi suggère aux responsables actuels de l'urbanisme algérien de ne pas récuser le passé, d'assumer l'histoire de leur pays, et de ne pas suivre des modèles faussement scientifiques.

Suivent des quantités de notices biographiques et un glossaire des mots arabes, berbères et turcs utilisés dans son ouvrage.


Mosquée de la Pêcherie - XVIIème siècle