L'ART DE PERDRE
Lorsqu'elle était enseignante en Hongrie, Alice Zeniter fut assistante-stagiaire à la mise en scène dans la compagnie théâtrale Kreatakor du metteur en scène Arpad Schilling. Puis elle a collaboré à plusieurs mises en scène de la compagnie théâtrale Pandora, et travaille en 2013 comme dramaturge pour la compagnie Kobal't. Elle collabore à l'écriture du long métrage Fever, une adaptation du roman éponyme de Leslie Kaplan, réalisé par Raphaël Neal et sorti en 2015.
Avec souffle et empathie, ce roman écrit par une petite-fille de harkis ravive la mémoire d'une famille d'Algérie ballotée de 1930 à aujourd'hui.
« Ce qu'on ne transmet pas, ça se perd, c'est tout. Tu viens d'ici mais ce n'est pas chez toi », rétorque à Naïma un artiste algérien. Née dans une famille harkie, la jeune galeriste ignore tout de l'Algérie et de l'enfance de ce père, débarqué à Marseille en 1962. Elle est juste venue récupérer les dessins d'un chantre de l'Indépendance. Et un peu d'elle-même, forcément, de ce passé kidnappé par ces grand-père et père qui ont préféré tout oublier. Dès les années 1950, l'Algérie massacra trop de ses fils au service de la France colonisatrice. Qui abandonna d'ailleurs sans remords ses « collaborateurs » : à leur arrivée, le gouvernement gaulliste parqua dans de misérables baraquements la minorité de harkis qui avait pu échapper aux représailles du FLN.
Avec un sens très pictural des situations fortes, des rencontres et affrontements poignants — elle a aussi pratiqué le théâtre —, Alice Zeniter raconte courageusement la tragédie de ces sacrifiés de l'Histoire. Sans préjugés ni certitudes ; avec exactitude et romanesque. Elle est elle-même petite-fille de harki. Sa saga aux allures de dérisoire et sinistre épopée brasse le destin de la famille Zekkar, de 1930 à aujourd'hui, et celui d'une Algérie qu'on n'en finit pas de rejeter de ce côté-ci de la Méditerranée.
Ici, c'est la culpabilité mortifère de toute une communauté bannie des siens, et le silence de la honte, de la peur où elle se réfugie, qu'Alice Zeniter met en scène. Pour se libérer du fardeau qui pèse sournoisement sur elle, sur eux, Naïma enquête sur cette parentèle dont le roman croise habilement les parcours. Le patriarche, le fils, la petite-fille : trois personnages, trois époques, trois pans d'Histoire et de culture arabe et française, trois manières d'être au monde. Et de revendiquer, aussi, son statut d'homme ou de femme... À condition de savoir accepter ses fantômes et de se délivrer du jugement des hommes, à condition de renoncer à la haine et ainsi s'alléger — tolérer de « perdre » sans oublier.
Zeniter décrit en cinq cents pages, tout ensemble violentes et mélancoliques, la progressive réconciliation avec soi. « Dans l'art de perdre il n'est pas dur de passer maître », écrivait joyeusement la poétesse américaine Elizabeth Bishop (1911-1979). Elle a offert son titre à ce beau livre en mouvement, qui ne s'achève pas vraiment. Conscience à l'affût, Alice Zeniter refuse pensées toutes faites et conclusions faciles.
Cette introduction est de Fabienne Pascaud, journaliste, critique théâtrale, directrice de la rédaction du magazine Télérama.
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Ils sont trois : le grand père Ali, qui s’est couvert de gloire à la bataille de Montecassino, le père Hamid qui a suivi tout enfant l’exode de son père en métropole et a travaillé en usine, et la petite fille Naïma, une jeune galliériste française qui cherche à retrouver ses racines que ses ancêtres ont perdues - volontairement ou pas - …. L’art de perdre la mémoire du passé.
En pleine Kabylie, le torrent qui passe à côté de la mechta charrie un pressoir à huile. Ali le récupère et, avec l’huile de ses champs, devient fabricant d’huile d’olive. C’est l’aisance. Mais tout est dépensé : l’argent n’est rien en soi. Il se transforme en une accumulation d’objets. Une ancienne tradition kabyle veut qu’on ne compte jamais la générosité de Dieu … les roumis ne comprennent pas que compter, c’est limiter le futur, c’est cracher au visage de Dieu.
Ali se marie. À quatorze ans la marié était encore une enfant. À quinze ans, elle devient Yema, la mère. Elle se considère comme chanceuse : son premier enfant est un fils, qui est né à la saison des fèves (1953).
De temps en temps, il va à la Maison de l’association des Anciens Combattants où se réunissent régulièrement les anciens combattants des deux guerres, dont le vieil Akli. Les nouvelles de l’insurrection récentes leur parviennent de loin. Les auteurs des attaques auraient tué la femme d’un instituteur. Il existe un code ancestral qui veut que l’on ne fasse la guerre que pour protéger sa demeure - et la femme qui s’y trouve. Pourquoi le FLN commet-il les mêmes affronts que les Français ? Et le caïd vient haranguer la population pour la détourner du FLN et éviter les représailles de l’armée française.
Un soir, une section de l’ALN encercle la mechta. Son lieutenant, le "loup de Tablat" rassemble la population, et outre la demande de participer à cette nouvelle guerre, leur ordonne, sous peine de mort, de refuser leur pension d’ancien combattant. La population oscille entre l’exaltation et la peur. Le massacre d’une patrouille d’appelés à Palestro entraîne des représailles de l’armée française …
Ali va à Alger pour affaires. Il est au niveau du Milk Bar quand explose la bombe, et il en voit toute l’horreur.
C’est un matin de janvier 1957. Akli a continué de toucher sa pension, il est égorgé. Il y a une enquête de gendarmerie. Ali leur donne quelques renseignements, sans importance - peut-être la famille Amrouche, la famille « adverse » du village - histoire de ne pas faire soupçonner la mechta en bloc. On le voit trop souvent à la gendarmerie, et il est traité de harki et menacé de mort par le FLN local.
Avec l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir, c’est le plan Challe aux noms de pierres précieuses ; la mort qui tombe sur la région du Constantinois a rarement porté de si jolis noms. C’est aussi le plan de Constantine : une longue liste de chiffres et de promesses.
Les Français ont tué le « loup de Tablat ». Hamid est impressionné par la tenue militaire d’un cousin plus âgé, Youcef, et aimerait presque rejoindre le maquis. Et ce sont les négociations avec le FLN. Les vols de fusils, les désertions et les meurtres se multiplient. L’ambiance se dégrade entre les militaires français et leurs supplétifs indigènes. Le FLN l’a annoncé : pour celui qui s’est habillé (en militaire), il ne sera pas possible d’ ôter son uniforme et reprendre le cours de sa vie. Il faudra au préalable se laver dans le corps d’un gradé.
Cette année-là, Ali récolte les olives au milieu de son clan sans savoir qu’il ne verra plus jamais ses arbres se couvrir de fruits.
Lorsqu’on approche du « cessez-le feu », Ali estime fondamental de sortir de ce guépier et de s’abriter ainsi que sa femme Yema et ses enfants. Le capitaine de la gendarmerie, ne pouvant rien pour lui, car Ali n’a même pas été harki, lui conseille de tenter sa chance, et le voilà qui embarque en abandonnant tout derrière lui.
Première destination forcée : le camp de Rivesaltes, qui a abrité des Espagnols, des Juifs, des Résistants, des Tsiganes et maintenant des Harkis, dans l’improvisation la plus totale et la plus miséreuse. En plus le froid de l’hiver 1962 est extrêmement rigoureux. Il faut quand même survivre. Le camp de Rivesaltes, qui est en fait un camp d’enfermement, entouré de barbelés, est une « ville » précaire, de tentes et de baraques de tôles, et finit par compter dix mille habitants. le premier ministre Pompidou rappelle dans une note : « Il conviendra de soumettre les allées et venues à une certaine surveillance, les sorties du camp ne doivent être autorisées que pour des motifs sérieux. »
Au bout de huit mois, Ali et sa famille sont redirigés vers le camp de Jouques, près de la Durance, présenté comme un hébergement provisoire, et qui n’a fermé qu’en 1988. Ce sont des logements de bois et de fibrociment. Yema veut que son logement soit impeccable. Comme tous les hommes du camp, Ali travaille pour l’Office national des forêts. Un jour où ils abattent un pin, ils sont pris dans une pluie de chenilles processionnaires dont les soies leur mettent le corps en feu.
De temps en temps Ali sort du camp. Un jour, il entre dans un café et demande une bière : refus du patron, qui appelle le policier municipal. Celui-ci remarque les décorations d’Ali.
- Ça vient d’où ?
- Monte Cassino, répond Ali dans un murmure.
Il n’a pas prononcé ce nom depuis vingt ans. Et soudain le flic tape du poing sur le comptoir, très fort :
- Maintenant, crie-t-il au patron, tu nous donnes deux bières maintenant !
Puis, se tournant vers Ali :
- J’y étais aussi.
Et il lui tombe dans les bras.
Nouveau déménagement pour Flers. La ville a construit pour les harkis plusieurs barres de logements HLM. Le sol est encore boueux des travaux. Quand ils découvrent la baignoire, les enfants poussent des cris de joie.
Le petit Hamid va à l’école. Faut-il le mettre dans une classe qui correspond à son niveau ou bien à son âge ? Comme il ne peut pas s’asseoir aux pupitres minuscules des premières classes du primaire, on l’admet en CM2. Il est un élève exceptionnel qui rattrape à force de travail le niveau de ses camarades. À la fin de l’année scolaire, l’instituteur écrit au bas du bulletin scolaire : « Hamid a accompli au cours de cette année un travail remarquable » Le dernier mot est souligné deux fois.
C’est aussi l’année de l’arrivée au pouvoir de Houari Boumediene en Algérie . Le nouveau gouvernement conclut avec la France un accord secret sur l’expulsion vers la France de près de 13 500 anciens supplétifs détenus prisonniers. Cet été-là, les premiers appels téléphoniques viennent de l’autre côté de la mer.
Conversation symbolique entre Ali et l’instituteur :
- Qu’est-ce que c’est la meilleure école de France ?
Le professeur est surpris.
- Je ne sais pas … Polytechnique, peut-être ? Ou l’École normale supérieure ?
- Mon fils, il les fera les deux, déclare Ali.
(Alice Zeniter est une ancienne élève de l’École normale supérieure)
En attendant ce temps, Hamid devient le secrétaire de la famille et de l’entourage, il répond aux courriers de la Sécurité Sociale, etc …
L’été 72 finit lorsque Hamid rencontre Clarisse à une fête donnée en banlieue par des étudiants des Beaux Arts. Elle est importunée par un type, et fait semblant de trouver son sauveur Hamid. Elle est, dit-elle, une « gentille fille ». Il essaie de trouver en elle un défaut, et il n’y arrive pas. Quand il revoit sa mère, sa bouche est pleine de « Clarisse a dit », « Clarisse pense ».
- Mais c’est qui cette fille ? C’est une sorcière, ou quoi ? demande Yema méfiante.
Clarisse tente d’initier Hamid aux arts plastiques. Lui commence aussi à connaître la bande qui entoure Clarisse. Tout ce qui n’est pas Clarisse l’ennuie.
Un jour Ali reçoit une lettre officielle du gouvernement algérien. Hamid lit la lettre à ses parents : « Par les présents documents, et au nom de la Révolution agraire, le sieur Ali est sommé d’officialiser le transfert de ses terres à ceux qui les travaillent. » Hamid voit la détresse de sa mère minuscule et de son père vieillissant.
- Tu n’auras rien à léguer à tes enfants, dit tristement Ali.
Hamid éclate de rire : qu’est ce que ses enfants hypothétiques auraient pu bien faire de plantations d’oliviers et de figuiers, situées à deux mille kilomètres de là. Li fat met (le passé est mort).
Hamid finit par raconter sa vie à Clarisse … qui déclare qu’il est temps pour ses parents de se confronter au fait qu’elle est amoureuse d’un Arabe.
- Les Kabyles ne sont pas des Arabes.
- D’un Algérien, je voulais dire.
- Je ne suis pas algérien non plus.
- Tu sais ce que tu es : tu es innommable …
Donnant, donnant, ils se présentent leurs parents. Le couscous à gogo d’un côté, l’invitation au restaurant de l’autre. Et l’arrivée chez nos amoureux de tous les cousins d’Hamid qui profitent de l’aubaine pour visiter Paris.
Par le plus grand des hasards, Hamid rencontre une amie d’enfance de son village, Annie. Elle a beaucoup hésité mais elle s’apprête à repartir pour l’Algérie avec un groupe pour aider à construire l’Algérie socialiste, et propose à Hamid de l’accompagner, avec un accent pied-noir de comédie :
- Je veux retrouver mes racines.
- Les miennes, elles sont ici, je les ai déplacées avec moi. Tu as déjà vu un arbre pousser à des milliers de kilomètres des siennes ?
Dans les mois suivants, il recevra d’Annie plusieurs cartes postales envoyées d’Alger, puis de la Mitidja, les première enthousiastes, les suivantes de moins en moins. À l’une d’elles, il répond en informant Annie qu’il va être père. Clarisse est enceinte. Une fille, puis trois autres filles, dont Naïma ! Hamid et Clarisse les regardent grandir et se différencier en les encourageant de leurs gestes joyeux et timides.
TROISIÈME PARTIE DU LIVRE : PARIS EST UNE FÊTE
Naïma travaille dans une galerie de peinture dans le 6ème arrondissement. Depuis deux ans, elle couche avec Christophe, le directeur de la galerie.
Un jour, il lui demande :
- Tu connais l’Algérie ? Tu y es déjà allée ?
- Non.
- Pourquoi ?
- Mon père attendait que mes sœurs et moi soyons un peu plus grandes pour nous emmener toutes les quatre. Mais en 1997, pendant la décennie noire, mon cousin et sa femme ont été tués dans un faux barrage et alors mon père a changé d’avis. Il a dit qu’il ne rentrerait plus jamais au pays.
- Mon père m’a emmené voir Tipaza quand j’étais petit, murmure Christophe rêveur. Tu voudrais y aller un jour ?
- Oui.
La galerie expose de l’art contemporain. Mais Christophe s’intéresse aux œuvres d’art produites dans les pays colonisés. Nama a étudié l’histoire de l’art à l’université pendant cinq ans.
En janvier 2015, alors que le massacre à Charlie Hebdo est suivi par la prise d’otage de l’Hyper Cacher et par une course-poursuite sordide, Naïma, immobile, hoquette de rage devant la télévision. Le soir du 13 novembre, alors que Naïma est au cinéma, un de ses anciens collègues meurt au Bataclan. Elle l’apprend au petit matin et s’effondre sur le carrelage froid de la cuisine. Au début de la guerre d’Algérie, Ali n’avait pas compris le plan des indépendantistes : il n’avait pas imaginé que les stratèges de la libération avaient prévu les répressions, et les avait même espérées, en sachant que celles-ci rendraient la présence française odieuse aux yeux de la population.
Les têtes pensantes islamistes savent pertinemment qu’en tuant au nom de l’Islam, elles provoquent la haine de l’Islam, et au-delà de celle-ci une haine de toute peau bronzée … Et dans ce drame, les musulmans sont les otages. Naïma a peur qu’il se déclenche une guerre civile des « eux » contre « nous » dans laquelle elle ne parviendrait pas à déterminer son camp.
Pour la rentrée prochaine, Christophe voudrait qu’on fasse quelque chose sur l’Algérie. Lalla est un peintre kabyle dont Christophe a déjà exposé quelques tableaux. (Lalla est un pseudonyme du nom de Lalla fatma N’Soumer, résistante kabyle à l’occupation française en 1854, et surnommée la « Jeanne d’Arc du Djurdura »).
Les récits de Lalla tiennent Naïma en haleine comme s’il était Shéhérazade et elle le sultan :
- Bon … le problème, c’est qu’on n’a pas mis longtemps à réaliser que l’indépendance, ce n’était pas tout. Ceux qui veulent assez fort le pouvoir pour l’obtenir, ce sont ceux qui ont des égos monstrueux, des ambitions démesurées, ce sont tous des tyrans en puissance. Sinon ils ne voudraient pas cette place … L’élection de Ben Bella, il y en avait déjà qui disaient que c’était truqué, qu’il n’aurait jamais dû se retrouver à cette place … Le coup d’état de Boumediene, quelqu’un t’a déjà raconté ?"
Nama secoue la tête.
- Figure-toi que Pontecorvo tournait la "Bataille d’Alger" dans la ville à ce moment-là. Quand on a vu les hommes de Boumediene, on a cru que c’était Pontecorvo qui filmait une grosse scène ce jour-là. On a dit « Il est fort ». Et d’ailleurs les soldats se sont bien servis de cette confusion. Ils nous disaient : « Pas la peine de s’affoler, c’est du cinéma. » Le lendemain ils ont lancé la chasse aux opposant. Alors ça a recommencé : les arrestations, les disparitions …
Nama se rend chez ses parents pour annoncer à son père qu’elle a l’intention de se rendre en Algérie. Elle lui demande ce qu’a fait son grand-père. Hamid lui répond de demander à sa grand-mère. L’Algérie ne le concerne pas. Elle s’en veut de ne pas avoir posé de questions à Ali. Elle ne sait rien de sa vie, elle n’est pas allé à son enterrement, c’était interdit aux femmes.
Le moment du visa. Naïma se rend au consulat d’Algérie, alors rue d’Argentine. Elle prend place dans une des files d’attente les plus « bordéliques » qu’il lui ait été donné d’observer. C’est celle des Algériens, ce n’est donc pas la sienne. On la dirige vers le premier étage qui est vide : la destination "Algérie" n’est pas prisée des Français.
Elle a choisi le bateau. Elle pense à la formule des contes de fées : « je ne vois que la mer qui bleuoie et les maisons qui blanchoient ». Au fur et à mesure qu’Alger la Blanche n’est blanche qu’au premier plan. Aux guichets de la douane, l’employée lui demande si elle se rend dans le désert !
Naïma est interloquée. Son correspondant, Ifren, lui explique que depuis la prise d’otages dans la compagnie de gaz, on déconseille à tous les Français de se rendre dans le Sud (c’est encore plus vrai en 2017, nous en avons fait l’expérience).
Ifren est un spécialiste du « street art ». C’est lui qui la conduit à Tizi Ouzou. Il conduit sans paraître être dérangé par les guérites militaires omniprésentes. Les militaires algériens sont là pour des années, peut-être des siècles. Tizi-Ouzou : Naïma trouve que les regards masculins pèsent moins ici qu’à Alger. Lorsque son guide Mehdi la conduit à la Maison de l’artisanat, elle se laisse couvrir de bijoux qu’elle ne connaît pas. Elle cherche à voir si les parures la transforment en princesse berbère, mais ce qu’elle voit dans la glace, c’est le visage d’une Parisienne de trente ans, ridiculement déguisée. Mehdi la prend en photo.
Naïma rencontre Tassekurt, l’ex-femme de Lalla. Celle-ci, après des hésitations lui remettra les dessins. La rencontre avec les amis de Mehdi donne lieu à une vive polémique : son ancien village est devenu un coupe-gorge, occupé par les barbus. Son nouveau guide Nourredine la rassure :
- Les terros sont plutôt respectueux des femmes maintenant. Ils préfèrent tuer les policiers.
Les caissons de climatisation font du bruit pendant la nuit. Naïma sursaute, se tourne, se débat à chaque cliquetis sur le matelas trop mince de la chambre. Le klaxon insistant de Nourredine la tire de la cuisine où elle buvait un énième café. Au fil de leur trajet, elle remarque que les femmes sont de moins en moins nombreuses et de plus en plus couvertes. Ici, cela s’est pas mal islamisé. Lorsque Nourredine demande son chemin, on lui répond :
- Alors, vous allez chez les terros ?
Finalement, ils trouvent dans une épicerie un garçon qui s’appelle aussi Zekkar : c’est un membre de la famille ! Le garçon, Reda, sert de guide tout en annonçant sur son portable l’arrivée de la Française. Tout le monde se congratule, et on fait une photo de groupe. On lui propose de rester la nuit, mais toute la crête (où sont les terros) sait qu’elle est là. Pendant toute la nuit le père de Reda a du veiller au grain. Aux premières lueurs du jour, toutes les mouches aussi se réveillent.
Au retour sur Alger, Ifren lui demande :
- Tu as trouvé ce que tu voulais ici ?
- Je n’en suis pas sûre.
- Est-ce ce que tu savais seulement ce que tu voulais ?
- Une preuve. Je me disais « C’est bon, c’est fait. Ça vibre à l’intérieur, maintenant, on rentre. »
Quand le bateau quitte le port d’Alger, elle ne sait pas si elle regarde la fausse ville blanche avec l’intensité des adieux ou d’un simple au revoir.
Naïma ne s’attendait pas à l’amphithéâtre que sa famille forme dans son dos quand elle commence à faire défiler les photos sur son ordinateur. Il est deux heures du matin quand Naïma termine le texte qui présentera l’œuvre de Lalla. L’exposition est un succès parisien. Mais est-ce une fin en soi ? Alice Zeniter en doute : « Naïma n’est arrivée nulle part au moment où je décide d’arrêter ce texte, elle est mouvement, elle va encore. »