APRÈS L'ORAGE, L'ARC-EN-CIEL
Création le 24 octobre 2016
Jacques Zermati - dont l’ancêtre Salomon a été l’ami et l’interprète de l’Émir Abd el-Kader -, ancien héros de la France libre, ami de Ferhat Abbas et de la bourgeoisie algérienne de Sétif, raconte dans ses mémoires inédits - qu’il nous a confiés - ce qui s’est passé à Sétif en 1959.
Nous dédions cet extrait à tous ceux qui pensaient bien connaître l’histoire de la ville de Sétif pendant la guerre d’Algérie. En voici le vrai visage :
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J’ai demandé à Abdelhamid, l’un de mes clercs, de ne me déranger sous aucun prétexte pour pouvoir terminer ce travail dans la journée et le déposer au greffe du tribunal sans délai. Malgré mes instructions, il pénètre en coup de vent dans mon bureau, manifestement affolé :
- Maître, on vient de tuer deux gardes mobiles près de la cité des anciens combattants. Elle est encerclée par l’armée. C’est Brahim Hadjaj qui a envoyé quelqu’un pour vous mettre au courant et vous demander de vous rendre sur place tout de suite. Il vous y attend.
Si Brahim, qui est co-vice-président de l’association des anciens combattants, forte de près de trois mille membres pour la plupart musulmans, me demande de le rejoindre toutes affaires cessantes, c’est qu’il y a sûrement quelque chose de grave qui s’y passe.
Mon premier réflexe est de téléphoner à Raymond Chappuis, président de notre association, pour le mettre au courant, mais je réalise vite qu’il n’est pas à Sétif. il m’avait dit la semaine dernière qu’il s’absentait pour une huitaine de jours et je l’avais oublié. C’est donc à Brahim et à moi de jouer. Il n’y a pas une minute à perdre.
Je saute dans ma voiture et, quelques minutes plus tard, non loin de la cité des anciens combattants, des gardes mobiles me barrent la route et refusent de me laisser passer. Un officier, après une longue discussion m’autorise à contacter son commandant. Brahim est à côté de lui très digne, impressionnant dans son burnous blanc immaculé.
Près des bâtiments, les gardes font monter dans les camions, à coup de crosse, des hommes et des adolescents apeurés. Des femmes hurlent, des enfants pleurent, des vêtements, des meubles brisés jonchent le sol.
- Mon commandant, je vous comprends fort bien. Les assassins doivent être traités sans pitié. Tout le monde ici le comprend. Mais les hommes que vous arrêtez sont des anciens combattants. Ils se sont battus pour la France. Ils ont droit à des égards. Expliquez-leur tout cela ! Ce n’est pas nécessaire de les brutaliser. Croyez-moi, si vous faites ce que je vous demande, tout se passera bien, je serais très étonné qu’ils aient caché les tueurs.
- Monsieur, j’ai autre chose à faire qu’à vous écouter ! Deux de mes hommes sont morts. Si vous continuez une minute de plus, je vous fais arrêter par mes gardes.
- Bien, mon commandant. Nous n’acceptons pas plus que vous les crimes du FLN et nous nous inclinons devant vos gardes tués en service commandé. Nous partons contraints et forcés, mais nous vous prévenons que le général va être informé par nos soins de ce qui se passe ici.
Je repars avec Brahim. En chemin, celui-ci m’explique que les gardes enfoncent les portes d’entrées des appartements, systématiquement, font sortir à coup de crosse les femmes et les enfants, passent à tabac les hommes et les adolescents avant de les faire monter dans les camions, brisent les quelques meubles, les appareils de radio, les ustensiles de cuisine qu’ils trouvent sur leur chemin …
D’après les renseignements qu’il a pu obtenir, le « tabassage » continue au stade d’où s’élèvent des hurlements et des pleurs. Le général, seul, peut faire cesser cette ignominie, mais il est absent pour la journée. Son chef d’état major, contacté par téléphone, ne peut que me dire qu’il me rappellera dans la soirée dès qu’il sera rentré. Il n’y a donc rien à faire pour le moment qu’attendre.
Pendant ce temps, les transferts vers le stade se sont achevés. En ville, où la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre, la tension a monté d’un seul coup. C’est le Sétif des mauvais jours. La grève générale des commerçants musulmans a commencé spontanément, les rideaux de fer des magasins sont baissés les uns après les autres, les visages sont fermés, les soldats sont aux aguets, un doigt sur la détente de leur arme ; deux grenades ont explosé dans la rue, des passants ont été blessés.
Abdelhamid part immédiatement à la recherche de Brahim Hadjaj qui doit se trouver, comme convenu, dans les bureaux de l’association. Il ne faut guère de temps pour être à la citadelle. Le général, comme d’habitude, est très cordial. Il connaît fort bien le rôle que Brahim et moi jouons dans la ville. De plus, militairement, je suis sous ses ordres directs en tant que commandant de l’unité territoriale n° 162. Il me voit sous l’uniforme régulièrement, chaque semaine, dans les réunions des responsables militaires des sous-secteurs consacrés à l’évolution de la situation opérationnelle dans la zone. Je lui explique ce qui se passe, en le priant de bien vouloir arrêter l’opération en cours, qu’il semble bien connaître. Son chef d’état major a dû le renseigner.
Raymond Chappuis, Brahim et moi, lui avons souvent exposé notre conception du rôle de l’armée dans la « guerre » d’Algérie. En fait, selon nous, le seul enjeu c’est la population musulmane. La France ne pourra se maintenir dans ce pays, sous une forme ou sous une autre, que si cette population ne bascule pas du côté du FLN. L’action à mener est donc beaucoup plus psychologique que militaire. Certes, l’armée doit assurer l’ordre, empêcher le FLN de s’imposer sur le terrain, mais la faiblesse des moyens de nos adversaires est telle qu’il n’y a aucun problème de ce côté.
Le général, cela est compréhensible, ne pense pas comme nous. Il estime que c’est militairement qu’il faut gagner cette « guerre ». Si on y parvient, la population musulmane tombera de notre côté comme un fruit mûr.
Comment arriver à lui faire comprendre que l’enjeu n’est pas militaire mais politique et que l’attitude insensée de l’armée contribue d’une façon importante par des arrestations arbitraires, la torture, les injures, le mépris, à renforcer les troupes du FLN ?
Cette fois, cependant, le général est de notre avis. Il s’agit en effet des anciens combattants musulmans. Il a servi pendant une grande partie de sa carrière dans des régiments de tirailleurs algériens dont il a pu apprécier la loyauté, la fidélité, le courage sur les champs de bataille ; il promet donc d’agir sans retard pour les faire relâcher. Nous repartons avec Brahim, soulagés, sûrs en effet qu’il tiendra parole.
Le lendemain matin, effectivement, un coup de téléphone m’apprend qu’on n’a pas, comme je le pensais, retrouvé les assassins, et que les anciens combattants et les adolescents arrêtés ont tous été relâchés. Brahim, arrivé entre-temps, me le confirme. Cependant, le mal est fait. La grève des commerçants musulmans est maintenant générale. Tous les rideaux de fer sont baissés. La ville est comme en état de siège, des patrouilles partout. Chez les anciens combattants, la révolte gronde. Beau travail en vérité ! Il faut rétablir le calme et surtout la confiance. Avec Brahim, on décide d’aller voir le préfet pour le prier d’intervenir et de nous aider. Je lui demande téléphoniquement un rendez-vous d’urgence. Il sait que, si j’insiste pour le voir, ce n’est pas pour rien.
On nous introduit dans son bureau dès notre arrivée.
- Vous avez manifesté le désir de me voir. Que se passe-t-il ?
Il a appris l’assassinat des gardes mobiles, mais ignore le traitement lamentable réservé aux anciens combattants. Il connaît la tension en ville, la grève … les grenades …
- Que puis-je faire ?
- Monsieur le Préfet, les anciens combattants ont certes été relâchés, mais vous n’imaginez pas dans quel état ils sont ! Il faut aller les voir. Il faut dire à ces fidèles et loyaux serviteurs de notre pays que la France, ce n’est pas cela !
Le préfet n’a pas l’ombre d’une hésitation.
- Comment dois-je y aller, en civil ou en uniforme ? Et quand ? De qui dois-je me faire accompagner ? Avez-vous pensé à la sécurité ?
- Il faut que vous y alliez seul avec nous, en uniforme. Vous comprenez bien qu’après ce qui s’est passé, la police ou les gardes mobiles qui vous accompagnent en général au cours de vos déplacements ne soient pas les bienvenus. Néanmoins, vous avez raison. Il n’est pas possible de vous jeter comme cela dans la gueule du loup. Personne ne sait ce qui peut se passer. Un attentat, même au milieu des anciens combattants, est toujours possible !
Je me tourne, interrogateur, vers Brahim qui dispose de moyens sûrs pour contacter les « rebelles ». Il intervient alors :
- Monsieur le Préfet, je vais m’assurer que votre sécurité sera totale, J’a besoin d’une heure environ pour vous recontacter si tout marche comme je l’espère.
Il s’est levé. Nous prenons congé. Je retourne à mon cabinet. Brahim va de son côté accomplir la mission dont il s’est chargé, et qui n’est pas aisée. Il revient rapidement avec un accord dont nous pesons soigneusement la valeur. Il semble qu’il constitue indéniablement le feu vert espéré. Il n’y pas à hésiter. Brahim le confirme au téléphone au préfet. Celui-ci propose un rendez-vous immédiat. Nous repartons pour la préfecture, et sommes introduits dans le bureau où il attend, prêt à nous suivre, au grand ébahissement du personnel, en grand uniforme, sans escorte, encadré par Brahim et moi-même. Il monte dans ma voiture.
La cité est en ébullition. Les anciens combattant ont été prévenus de notre visite. Une foule immense d’hommes, de femmes, d’enfants, attend. Chacun veut serrer la main du préfet Taulelle, lui parler. Ils montrent leurs décorations, et aussi l’état dans lequel ils sont, les yeux pochés, les nez et les lèvres écrasés, les doigts enflés.
Brahim traduit. Taulelle est manifestement ému. Quant à moi, je regarde cette foule avec anxiété, me demandant en effet d’où et quand viendront les coups de feu éventuels qui vont être tirés sur nous. L’occasion est trop belle.
Mais rien ne se passe. Le préfet lève les bras, obtient le silence. Il parle mais n’a manifestement rien préparé. Il ne s’attendait pas à cette réception, alors il improvise. C’est mieux, il dira exactement ce qu’il faut dire. La France, ce n’est pas cela ! La France n’oublie pas les anciens combattants musulmans qui l’ont fidèlement servie. Le silence est intense. On l’écoute. Brahim traduit fidèlement. Le préfet a terminé. C’est une véritable ovation. Il serre des mains, on l’entoure presque jusqu’à l’étouffer. Nous essayons de le protéger de cet assaut amical. J’ai cessé d’avoir peur. Rien maintenant ne peut se passer. On a quand même eu chaud avec Brahim.
Nous repartons en voiture. Taulelle regagne sa préfecture.
- Bravo, Monsieur le Préfet !
Il nous dit au revoir, peut-être plus chaleureusement que d’habitude. Ce n’était pas facile à faire, mais il n’a pas hésité.
Des années plus tard, Préfet de Paris, il se rappellera avec émotion cette scène extraordinaire dont le souvenir ne l’a pas quitté.
À la porte de mon cabinet, des musulmans nombreux attendent pour nous remercier. Le bruit de la visite du préfet aux anciens combattants s’est répandu en ville avec une rapidité extraordinaire. Les visages sont maintenant souriants. Les rideaux de fer remontent les uns après les autres. La ville respire.
Brahim s’en va de son côté et, avant de partir, m’indique que dans la foulée il va essayer de négocier avec les chef du FLN une trêve des attentats pour trois mois. Il obtiendra satisfaction.
Nous avons gagné cette partie difficile. Quelques semaines plus tard, je rencontrerai le général à un cocktail de la préfecture. M’apercevant en grande discussion avec Taulelle, il viendra vers nous et me dira :
- Alors, monsieur Zermati, vous avez vu, j’ai fait relâcher vos anciens combattants ! Mais mes patrouilles blindées et le quadrillage de la ville, ça a du bon. Montrer la force pour ne pas avoir à s’en servir, ça sert à quelque chose : il n’y a plus d’attentat à Sétif depuis plusieurs semaines. Qu’est-ce que vous pensez de tout cela ? Êtes-vous convaincu ?
Avec un sourire un peu ironique, tout en regardant Taulelle, je lui réponds :
- Bien sûr, mon général !
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Chapeau, l’artiste !
Président de l’A.P.C. de Sétif, si tu nous lis, à quand une avenue Jacques Zermati ?