GUERRE ET PAIX
C’est en 1977 qu’est paru cet ouvrage capital rédigé par l’un des fondateurs de l’Association des Anciens des Affaires Algériennes : Nicolas d’Andoque de Sériège. Ce livre garde tout son intérêt parce qu’il expose d’une façon concrète la vie d’une Section Administrative Spécialisée (SAS) et celle de son chef. Il nous raconte aussi comment un certain nombre de harkis et moghzanis ont pu être sauvés en traversant la Méditerranée, alors que tant d’autres ont disparu dans les conditions que l’on connaît. Ce témoignage fait partie de l’histoire douloureuse de la « guerre d’Algérie » qui hante encore les mémoires de beaucoup.
Voici la recension qu’en a faite René Frank, agrégé de grammaire, dans le Bulletin de liaison des Anciens des Affaires Algériennes :
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Nicolas d’Andoque de Sériège a résilié son sursis en 1956 et, à la sortie de l’École de Saumur, il a délibérément choisi de devenir chef de peloton au 16ème de Dragons cantonné à Aïn Beida, sous-préfecture située à 110 km au sud-est de Constantine, non loin de la frontière tunisienne, et sur le parcours même des convois qui alimentaient les fellaghas en armes et en munitions.
Il a reçu la responsabilité d’un douar et la fonction d’officier de renseignements. Il a vite compris que, pour pouvoir être efficace, il devait non seulement connaître parfaitement son terrain du point de vue géographique, mais aussi et surtout faire l’étude ethnologique des populations au sein desquelles il agirait ; c’est à dire qu’il devait tout savoir des tribus et des familles, de leurs liens et de leurs rapports. Cela devait lui servir quand il reviendrait au même endroit pour y devenir officier SAS.
Après avoir été libéré de ses obligations militaires et avoir passé quelques mois en métropole, effectivement, à la fin de l’année 1959, il s’engage dans les Affaires Algériennes et retourne au douar F’urina qu’il avait déjà bien exploré. Mais son territoire mesure 40 km du nord au sud et 30 km d’est en ouest, dans un paysage de montagnes et de hauts plateaux quasiment désertiques, lieu tellement abandonné par l’administration française qu’il y arrivait que des pauvres y mourraient littéralement de faim, sans recevoir aucun secours.
C’est donc le 20 mars 1960 qu’il devient le responsable de la SAS d’Aïn Chedjra. Il s’installe dans une vieille ferme européenne sans eau ni électricité, sans aucune fortification, mais comme le nom l’indique (la Source de l’Arbre), près d’une source aménagée sans doute par les Romains. Une compagnie d’infanterie est cantonnée à 300 mètres de là. Les moyens matériels dont il dispose se résument à deux jeeps françaises, un camion de 2,5 tonnes, un poste de radio et un armement hétéroclite pour son maghzen de vingt-cinq hommes. Ceux-ci ont été recrutés par son prédécesseur dans la population locale. Son chef de maghzen est un sous-officier français. Ses autres subordonnés sont un radio et un secrétaire attaché civil dont la femme est institutrice. Une antenne est installée dans un bordj totalement isolé, à trente kilomètres de tout appui feu ; elle est commandée par un sous-lieutenant qui a son propre maghzen, un radio et une attachée féminine musulmane.
L’auteur montre très bien que, dépendant à la fois du sous-préfet et de l’autorité militaire, une SAS peut paradoxalement jouir d’un assez grand degré de liberté. Son chef est une sorte de Janus Bifrons, soldat et administrateur civil, dont le temps est partagé entre les tâches administratives (et la paperasserie qu’elles comportent) et, d’autre part, les patrouilles et toutes les opérations de contact avec la population.
C’est aussi un bâtisseur de maisons pour les regroupements, un puisatier, un constructeur d’adductions d’eau, un organisateur des tournées de l’Assistance Médicale Gratuite. Il se heurte à l’inertie de certaines municipalités et aux notables féodaux qui tirent parti du statu quo. Contre ces derniers, il tente de renforcer la Société Agricole de Prévoyance qui prête aux pauvres matériel, engrais et semences et achète leurs produits au prix du marché, donc de les libérer de l’exploitation éhontée que leur faisait subir les notables. Il a aussi le projet de créer une ferme collective de maraîchage qui utiliserait l’eau de la Source de l’Arbre distribuée par des canaux d’irrigation.
La chance de Nicolas d’Andoque est de susciter autour de lui la bonne volonté de différentes personnes qui collaborent, de toutes leurs forces, à la réalisation de ses projets. Mais on a le plus souvent la chance que l’on mérite.
Nicolas d’Andoque, en fin de contrat, quitte la SAS le 12 août 1961. Mais il s’installe à Alger où il prend la direction d’une usine d’aluminium.
Les trois derniers chapitres de son livre sont si riches en faits qu’il est impossible d’en donner une idée succincte. Nicolas d’Andoque a vécu la tragédie des supplétifs abandonnés à leur triste sort. Il a multiplié les contacts et les interventions. On peut même dire qu’avec d’autres il est entré dans la clandestinité pour sauver ceux qui pouvaient l’être. Notre Association est née dans ces circonstances tragiques en mai 1962 ; il en a rédigé les statuts dans sa villa d’Hydra, au dessus d’Alger.
Son dernier chapitre montre qu’il a immédiatement appliqué ces statuts en organisant l’installation des premières communautés des harkis en métropole.
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L’eau a coulé sous les ponts depuis l’époque de cette recension ; or ce livre reprend toute son actualité.
Par exemple l’appréciation qu’il fait de ce jeune fonctionnaire stagiaire détaché à la SAS : « l’attitude de ce personnage me paraît aujourd’hui encore singulièrement représentative d’un état d’esprit malheureusement répandu en métropole pour le plus grand malheur de cette nation française et de ses nationaux : le prurit du dénigrement. Il nous fallut donc supporter plusieurs semaines une sorte de censeur assommant . Peu lui importait qu’une récolte désastreuse mit en péril sinon la vie du moins l’équilibre physiologique de dix mille personnes. C’était la faute à l’armée française s’il n’avait pas plu, ou trop plu, ou gelé. La France était pour lui responsable de tout ce que pendant quinze siècles les populations de l’Algérie n’avaient pas pu, ou pas su, ou pas voulu faire pour elles-mêmes.
Cet irresponsable se réclamait de la gauche. Par commodité, évidemment : la présence française était classée de droite ; donc, si on était contre, on était de gauche. Ce lamentable simplisme aura causé le plus grand tort aux idées généreuses de Proudhon et de Jaurès. En définitive, l’hostilité de ce garçon à l’action de son pays n’était que le camouflage transparent d’une énorme paresse. »
Ou encore : « En cette fin de 1960, il était évident que l’inertie et l’indifférence des Administrations s’aggravaient … Je ne trouvais presque plus personne en face de moi qui manifestât la moindre foi, du moins la plus infime confiance en l’avenir. Les gens à qui je m’adressais m’apparaissaient comme des ombres, avec des places, avec des rangs dans une hiérarchie tranquille et installée … Derrière les proclamations les plus énergiques, au beau temps qui avait suivi le 13 mai 1958, on avait déjà perçu l’incertitude. Lorsque toutes les autorités de Paris, Alger, et de la moindre sous-préfecture affirmaient et réaffirmaient que la France était en Algérie pour toujours, elles n’étaient pas également crues. On sentait ce que ces répétitions avaient d’incantatoire : il fallait conjurer l’avenir. Le drame des musulmans qui s’étaient engagés aux côtés de la France allait commencer. »
Ou encore : « La participation au mensonge serait désormais le prix du maintien de notre action. La triste ironie du sort de cette situation oppressante était que l’enseignement, les soins, les quelques secours que nous continuions à distribuer venaient alimenter les bonnes consciences de l’administration. Fonctionnaires de carrière, fonctionnaire partisans, beaucoup ne nous aimaient pas. »
Ou encore : « Il était apparu que la République des Droits de l’Homme jugeait moins hommes que les autres ses citoyens musulmans d’Algérie. Ils ne pouvaient pas franchir librement la Méditerranée. Il leur était demandé un certificat de travail en plus de la carte d’identité … » Mais il faut aussi savoir qu’ils étaient également déchus automatiquement de la nationalité française, disposition illégale s’il en est. D’Andoque reprend aussi le fameux télégramme « très secret » de Louis Joxe du 11 avril 1962, que maintenant tout le monde connaît, et dont nous reproduisons l’original :
Puis, page 793, sur l’affaire du refoulement des harkis et moghaznis, elle signale le télégramme transmis à Christian Foucher le 12 mai (sans en indiquer le contenu) :
Pierre Messmer, qui était à l’époque Ministre de la Défense nationale, a diffusé un texte de même nature. Lorsque nous avons rencontré Alain Peyrefitte en 1995, celui-ci nous a proposé de prendre contact avec Pierre Messmer, qui écrivait ses mémoires. Mais l’écrivain n’a pas souhaité donner suite. Son livre « Les Blancs sont partis » fait bien allusion à sa directive, mais en ajoutant qu’il n’avait pris pour autant aucune sanction contre les « officiers promoteurs et complices». Las ! Le sous-lieutenant appelé, qui était notre prédécesseur à la SAS de « Benilala », nous a confirmé plus tard - en rigolant - qu’il avait bien été mis aux arrêts de rigueur pour avoir aidé la famille de l’un de ses moghaznis à rejoindre la métropole …
Ou encore : de nombreux Français se dévouent à titre personnel pour accueillir dignement leurs frères d’armes. « Ce va-et-vient de personnes ainsi accueillies, informées et dépannées ne pouvait laisser indifférent le Pouvoir. Immanquablement mes parents virent arriver un jour l’inévitable voiture noire dûment immatriculée dans les Bouches du Rhône. Les inspecteurs de la DGRST venus enquêter sur cette nouvelle subversion, s’en trouvèrent aussi rassurés que gênés. »
Beaucoup d’autres appréciations mi-figue mi-raisin sur beaucoup de noms de responsables civils et militaires, surtout préoccupés par leur carrière, de journalistes français « bien pensants » de droite et de gauche …
S’il fallait absolument une Algérie souveraine, elle aurait dû naître dans la paix et la fraternité, (cf rapport déposé en janvier 1961) ce qui a été loin d’être le cas. Malheureusement cette déclaration du Chef de l’État français sur « la République algérienne » - et sur le « dégagement » - a été la mère (certes involontaire) de l’affaire des barricades, du putsch, des méfaits de l’OAS et des « barbouzes », des massacres d’après le cessez-le-feu, de l’exode des pieds-noirs, de la décennie noire en Algérie, de la radicalisation de cette même l’Algérie et d’ailleurs, de la recrudescence des attentats extrémistes, de … Stop !
Et en guise d’épilogue : « Nous sommes nombreux à espérer que, sans oublier les drames de cette période, les hommes des deux côtés de la mer parviennent aujourd’hui à dépasser ce qui les avait séparé, pour retrouver la fraternité qu’ils avaient su créer. »
Nicolas d’Andoque de Sériège, si tu nous lis.
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