MAIN BASSE SUR ALGER



 Modification 1 le 9 juin 2015 : complément

Pierre Péan est journaliste d’investigation. Dans la série « Mais ou et donc OR … », le voilà sur la piste du Trésor de la Régence, cause ou conséquence abracadabrantesque de la conquête de l’Algérie.

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Deux navires grecs battant pavillon russe arrivent à Villefranche le 25 août 1830. Officiellement ils transportent du plomb, rien que du plomb. Or des courriers en provenance d’Alger font état de pillages effectués par des hauts gradés de l’armée française. Louis-Philippe et le nouveau ministère issu de la révolution de Juillet soupçonnent Charles X et le ministre de la Guerre du gouvernement déchu, le maréchal de Bourmont, d’avoir détourné une partie du Trésor de la Régence d’Alger.

On parle de 16 000 pièces d’or. Mais l’affaire est vite étouffée. Louis Auguste Victor de Ghaisne, comte de Bourmont et maréchal, est un ancien chouan interlope, qui a joué au chat et à la souris avec Bonaparte et Fouché, et qui finalement ira mettre son épée au service d’un monarque absolu au Portugal, ce qui le privera de sa nationalité française !



Bourmont

Bourmont

Pierre Péan a diligenté une enquête pendant des années pour trouver le fin mot de cette ténébreuse affaire, à savoir que l’expédition de 1830 avait pour objectif la récupération du Trésor de la Régence, et non la punition du coup d’éventail. En fait, l’affaire est encore plus compliquée que ne le pense Pierre Péan, si on tient compte de la relation de Talleyrand à l’Assemblée en 1802 de la mission de l’escadre commandée par le contre-Amiral de Leyssègue dans la Gazette (ancêtre du Journal Officiel français) :



 et du discours du ministre de la Marine et des Colonie (Service Historique de la Marine, Annales de la Marine)

http://dakerscomerle.blogspot.fr/search/label/a%2020%20-%20LE%20MINISTRE%20DES%20COLONIES
 

deux documents qui ne semblent pas avoir suffisamment pesé sur l’attention des historiens.

Bien entendu, les discours politiques ne sont pas à prendre à la lettre, mais ils ne peuvent pas ne pas être pris en compte, d’une manière ou d’une autre.

Ceci étant, la découverte d’un trésor d’une telle importance a évidemment été une très bonne surprise - et une très bonne affaire - pour le maréchal de Bourmont et ses amis.

Le site de Camel Boussaboua sur l’histoire de l’Algérie, très joliment construit même s’il peut prêter à controverses, est à découvrir, à l’occasion de cette affaire du Trésor de la Régence.



Le 30 avril 1827, veille de fête musulmane, le consul de France, Pierre Deval, venu présenter ses civilités au Dey, en profite pour lui demander de prendre sous sa protection un navire du Saint-Siège arrivé depuis peu dans le port d’Alger. quant au dey, il en profite, lui, pour demander une réponse à la lettre envoyée au gouvernement français. Cette réponse est cinglante :
- Mon maître n’a pas de réponse à faire à un homme comme toi. 

 
Le dey lui donne un soufflet (avec son éventail en plumes de paon). Réaction  du consul :
- Ce n’est pas à moi, c’est au Roi de France que l’injure a été faite.
- Je ne crains pas plus le Roi de France que son représentant !


Et c’est parti ! Le 15 juin 1827, la marine française bloque le port d’Alger. Or cette fameuse lettre du 29 octobre 1826 dénonçait les malices et les mensonges de ce consul … et demandait son remplacement. Elle réclamait aussi le solde du règlement définitif de livraison de blé de la Mitidja, livraison faite aux armées d’Italie et d’Egypte, en suspens depuis trois décennies. Or le créancier des vendeurs (Bacri et Busnach) était la Régence d’Alger (le dey précédent était Mustapha Pacha, assassiné au pied d’une mosquée, dont la porte - dit-on - se referma devant lui).

 Le reliquat en question est de 7 millions de francs mis sous séquestre en attendant le règlement de créances, françaises cette fois-ci. Or le blocus des côtes barbaresque coûte 7 millions par an, sans résultat ! Le dénouement sera la guerre.

Charles X charge Bourmont de faire un avant-projet, pas trop cher, d’une expédition punitive. La conclusion est la suivante :

« Il est temps qu’une expédition vienne réaliser enfin les menaces prononcées du Trône (…). Une expédition contre Alger a pour but l’honneur et l’intérêt de la France ; elle impose le respect à l’Europe, elle s’empare de l’esprit national, elle donne une nouvelle vigueur à l’armée, flatte les espérances du commerce et réunit toutes les opinions, en unissant tous les intérêts ». Il faut dire que la Régence d’Alger a fait tout ce qu’il fallait pour irriter les États européens et Américain - Africains s’abstenir - pour que ceux-ci lui rendent la monnaie de sa pièce.

Bourmont fait des pieds et des mains pour mener à bien son projet et, semble-t-il, roule tout son monde dans la farine. Effectivement il fait état d’un trésor mythique, plus aux mains des Janissaires que du Dey lui-même, qui servira à couvrir les frais de l’expédition, nécessaire selon lui, car « l’humanité n’aura plus à gémir de la tyrannie des Barbaresques ; ni le commerce à souffrir de leurs déprédations. »

Devant l’annonce officielle de la déclaration de guerre de Charles X, l’Assemblée est très divisée.


Mais le clou est la « proclamation » affichée à Alger qu’on peut résumer ainsi : « Nous venons vous délivrer de vos tyrans turcs », une action psychologique que la population d’Alger prend au pied de la lettre.

La décision de donner de gré à gré le marché de l’approvisionnement des vivres à la maison Seillière fait des remous à cause de possibles surfacturations. Mais le travail est considérable : rassembler en 79 000 ballots de la farine, des biscuits, du riz, des légumes secs, du bœuf salé, du vin, de l’eau de vie,  de l’avoine, du foin, de la paille, du bois, du charbon, à transporter par 357 bateaux, le tout en deux mois. Mais il faut aussi transporter 37 000 hommes, 4500 chevaux, une centaine de bouches à feu … et naturellement quelques ratons laveurs !



Il faut savoir que l'amiral Duperré a fait son possible pour entraver cette expédition.

En une journée, le 13 juin, le débarquement à Sidi Ferruch est terminé aux trois quarts, et il se fête au champagne. Mais le matériel de siège nécessaire pour prendre Alger n’arrive que le 28 juin. Mais les sapeurs font merveille en travaux de tranchées, de routes, d’emplacements d’artillerie. Au bout de cinq heures de tirs, le Fort l’Empereur est déserté par ses défenseurs, la route d’Alger est ouverte. Le dey, confiant dans la parole de Bourmont signe une capitulation le 5 juillet et quitte sa forteresse (la Cassauba) vers sa demeure privée.




Bourmont est intéressé par le Trésor dont les clés lui sont remises par un vieux Turc. Les scellés sont placés sur les portes de deux caves, et on se met à compter les boudjoux (monnaie algérienne), les pièces portugaises et espagnoles … Il y en a en tout pour une équivalence d’une centaine de millions de francs 2001. On estime que les frais de guerre auront été payé au double.

Mais le général Loverdo, un grec nommé général par Napoléon est honnête et s’indigne des pillages commis par des officiers supérieurs. Il est doublé par un nommé Flandin qui fait son cheval de bataille des détournements personnels et collectifs commis par l’armée française. Il devient gênant, et la Commission d’enquête le contre en signalant que tout va très bien (madame la Marquise !). Le général en chef Clauzel : »La déclaration expresse de la Commission est que rien n’a été détourné des Trésors de la Casbah et qu’il a tourné au contraire tout entier au profit du Trésor de France. » En haut lieu, on cherche à envoyer Flandrin au diable vauvert.

Le consul anglais à Alger, Saint-John, est surement l’observateur européen le plus apte à évoquer l’affaire dans l’énorme liasse de ses dépêches « top secret ». Pour lui, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une prise énorme. Sur le déroulement des opérations, Saint-John est très lucide. En ce qui concerne le Trésor, il recueille ensuite les confidences du dernier Khasnadji (Trésorier) selon qui le montant du Trésor était d’au moins 500 millions, et surtout qu’il a été forcé de signer un document dans lequel il était écrit que le montant du Trésor n’était que de 50 millions !

Saint-John qui n’est pas rentré en Angleterre depuis huit ans, demande au Foreign Office un congé. Il prévoit des troubles dans le pays « l’extrême indécence de la conduite des Français et les déprédations nous font tous regretter leurs barbares prédécesseurs … »

Mais qu’est devenu tout cet or ? Talleyrand, qui est maintenant ambassadeur de France en Angleterre relève des mouvements suspects d’importation ; Charles X et ses amis carlistes vivent sur un grand pied. Talleyrand : "Quelques circonstances me donnent lieu de croire qu’il se fait en ce moment des achats d’armes que des agitateurs cherchent à introduire en France. Ils achètent aussi de grandes quantités de pièces d’or de 20 francs et cela est bien prouvé par le taux auquel ils offrent de s’en rendre acquéreurs, car ils proposent  un change de 20%. »

Nice, qui n’est pas encore française, devient un avant-poste de la conspiration. Il est prévu des achats de munitions pour 10 000 hommes, ainsi qu’un débarquement en Provence, conjugué avec un soulèvement en Vendrée … L’objectif est de faire disparaître Louis-Philippe. Lorsque quelques mois plus tard, la duchesse de Berry sera arrêtée à Nantes, on trouvera également sur elle des quadruples d’Espagne, une monnaie comme celle du Trésor de la Régence ! 


Chez les conjurés, le fric circule à flot, mais il n’aura servi à rien : la population, dans sa grande majorité ne voulait pas le retour d’un monarque absolu. L’une des dernières dépenses de Bourmont  sera 300 000 francs remis à un jeune homme pour acheter des uniformes : celui-ci en dépensera la moitié au jeu et en débauche.


 Quand Bourmont apprend la grossesse de la Duchesse de Berry, de père inconnu, il décide de mettre son épée au service de don Miguel du Portugal, curieuse fin de curriculum vitae pour un fervent du pouvoir absolu.

Revenons à Flandrin. Celui-ci veut se faire payer, en bon maître-chanteur, fait preuve d’un culot monstre. Il obtient un entretien de Louis-Philippe et lui dit tout. Ce dernier esquive comme savent le faire les bons politiciens. Et quelques jours plus tard … « on » lui donnerait 600 000 francs s’il acceptait de ne faire aucune déposition et de ne remettre aucune pièce. Flandin refuse et fait sa déposition au juge. Une ordonnance de non-lieu est prononcée le 30 août 1834 concluant que les accusations de Flandin sont »fausses et calomnieuses » !


Flandin décide de faire publier sa version de l’affaire chez Plon. Cet éditeur est menacé, Flandin, qui ne veut pas se décourager, est condamné à un an de prison et à 3000 francs d’amende. Il fait appel et est débouté en cassation ! Par « pitié », ses adversaires font en sorte que le jugement ne soit jamais signifié ! L’affaire de la Cassauba est définitivement enterrée. Mais non ! Flandin persiste auprès du Prince Louis-Napolén Bonaparte, il multiplie les courriers qui ne reçoivent aucune réponse. C’est la lutte du pot de terre contre le pot de fer.

Le livre de Pierre Péan se termine sur les  diverses enquêtes qu’il a pu faire auprès de diverses sources, notamment auprès de la famille Seillères qui l’a reçu très aimablement, mais qui ne sait plus rien sur l’évolution de sa bonne fortune à partir de 1830, et dont la sidérurgie deviendra le principal moteur du développement de la France au XIXème siècle.

Le dernier chapitre est consacré au professeur Emerit qui, à la tête d’une délégation d’Algériens, a été reçu en URSS « comme un chef d’État » et qui raconte son voyage : « ... misère et anarchie, voilà ce que j’ai vu en Italie, et c’était particulièrement frappant pour moi qui venait d’un pays libre, prospère et tendu vers la réalisation d’un idéal de production au service de la paix. » Emerit pense aussi que c’est finalement Louis-Philippe qui a bénéficié du Trésor des Barbaresque. Mais sa « lucidité » en ce qui concerne l’URSS n’est pas fameuse …

La conclusion de Pierre Péan est un bon résumé de son livre, mais ce pillage d’une ampleur exceptionnelle est-il la cause ou la conséquence de l’expédition d’Alger ? D’autre part y associer la « mission civilisatrice de la France » est le dernier mot de Pierre Péan, mais est-ce un « bon mot » ? Nous eussions préféré un sous-titre tel que « Et tentative de main-basse sur Paris ». Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes ».

Pour rajouter la cerise sur le saint-honoré, il y a deux autres « mains basses » qui n’ont pas fait partie de l’enquête de Pierre Péan : celle sur les équipages et les cargaisons des navires européens par les pirates sud-méditerranéens, en particulier de la Régence d’Alger, qui correspond en gros à ce que Bourmont a trouvé dans la Cassauba ; et, en 1962, celle sur les Trésors public et privés accumulés pendant les 132 ans de colonisation par la France, les Européens d’Algérie … ainsi que sur le Trésor du FLN ! Mais ceci est une autre histoire. La guerre est un tissu de coups de poignards qu’il faut boire goutte à goutte.

Nous n’évoquerons seulement que la première de ces « mains basses », en empruntant à l’article de Alain Lardillier dans la revue du CDHA (Centre de Documentation Historique sur l’Algérie) « Mémoire Vive » n° 59 :

« Les « raïs » algériens commandants des navires du Dey ou de particuliers sillonnaient la Méditerranée à la recherche de proies dont ils capturaient l’équipage et les éventuels passagers et faisaient « main basse » sur le butin. Dès le bateau au port d’Alger, le butin et les esclaves étaient vendus aux enchères, après que le dey se soit réservé en propre un nombre d’esclaves proportionnel à l’importance de l’équipage capturé. En outre, 12% de la valeur de la vente du butin revenaient au Dey sous forme d’argent, de bijoux ou d’armes précieuses auxquels s’ajoutait la moitié du produit de la vente des captifs. Les esclaves chrétiens appartenant au beylik enfermés dans trois bagnes représentaient pour le dey une autre source d’enrichissement par la rançon qu’il exigeait pour leur libération. »

On pourra, par exemple, consulter aux Archives nationales d’Outre-mer à Aix en Provence - Fonds Zoummeroff - une liste de souscription pour le rachat des esclaves, liste dans laquelle figure le nom du vicomte de Chateaubriand.