ORAN 5 JUILLET 1962
Modification 2 le 21 janvier 2015 (témoignage d'un officier de Tirailleurs algériens)
Modification 3 le 29 août 2018 - Témoignage de Rabah Kheliff, en fin d'article
La dernière de couverture du livre de Guy PERVILLÉ « Oran, 5 juillet 1962 » propose ceci au futur lecteur :
« De tous les événements liés à la guerre d’Algérie, aucun n’a subi une occultation aussi complète que le massacre subi à Oran, le 5 juillet 1962, soit quelques mois après les accords d’Evian, par une partie de la population européenne de la ville. C’est pourtant celui dont le bilan est, de très loin, le plus lourd : en quelques heures près de 700 personnes ont été tuées ou ont disparu sans laisser de traces.
Qui a organisé ce massacre ? S’agit-il d’un mouvement de foule spontané, dans une ville ravagée depuis des mois par les attentats de l’OAS ? Ou d’un règlement de compte entre les diverses tendances du nationalisme algérien ? Et pourquoi l’armée française, pourtant dûment informée, est-elle restée des heures durant sans intervenir ? À Paris, le gouvernement était-il au courant et a-t-il délibérément laisser dégénérer une situation dont le règlement revenait désormais à l’Algérie algérienne ? … »
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Guy PERVILLÉ, né en 1948, est agrégé d’histoire, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse Le Mirail, spécialiste de l’histoire de l’Algérie, du nationalisme algérien, ainsi que de la guerre d’Algérie.
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L’histoire des peuples montre qu’après une guerre civile, une période de troubles est aussi fatale que prévisible, sauf si des précautions importantes ont été prises au niveau des dirigeants de la société civile pour éviter ces troubles. Cela a été le cas de l’Algérie, dès le début de 1962, avec une intensité variable suivant l’histoire locale, avec deux extrêmes emblématiques : Oran pour le pire et Sétif pour le meilleur. Dans le présent article, le livre de Guy Pervillé donne un maximum de détails sur l’engrenage qui a donné le signal du départ aux Européens d’Algérie, que ce départ ait été justifié ou non, par le passé ou pour le futur de cette ville.
Oran, teintée d’espagnol, a grossi pendant la période coloniale justement grâce à l’expansion coloniale. 80% d’Européens en 1931, 58% en 1954, 51% en 1959. Oran est entrée dans la guerre avec un retard très sensible et avec un calme presque parfait de novembre 1958 à juillet 1960. Mais jusqu’en janvier 1962, le terrorisme du FLN fut plus meurtrier que celui de l’OAS. À l’approche du cessez-le-feu, ce rapport s’inversa.
C’est à cette époque que le commandement des troupes françaises du secteur d’Oran fut confié au général Katz, un fidèle du général de Gaulle. Katz laissa les quartiers musulmans aux mains du FLN, et s’employa à disputer les quartiers européens à l’OAS. Cette dernière organisation appliqua la tactique du pire justifiée par l’idée folle de pouvoir conserver au moins un "réduit oranais" peuplé de desperados (mot espagnol pour désigner des hors-la-loi prêts à tout).
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Quand on va à « Oran 2012 », on est impressionné par la gentillesse des habitants qui, à tout bout de rue, vous disent « Soyez les bienvenus, vous êtes ici chez vous ! »
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Le livre commence par une série de relations de témoignages divers. Le 5 juillet 1962, tout s’est déclenché à midi. Le Père Michel de Laparre recueille à la volée des témoignages terrifiants :
- On a vu des Mauresques éventrer des femmes dans des magasins, leur arracher les yeux et leur couper les seins … Beaucoup d’hommes ont été ainsi abattus sur place ou fusillés au commissariat central … On a du fermer la morgue tant était insupportable tout ce qu’on a ramassé sur les trottoirs, mains et bras coupés, foies …
- Personne ne commande, tout le monde se renvoie la balle. Le gouvernement français, trop heureux de tirer son épingle du jeu, ne fait strictement rien pour appuyer ou faciliter les recherches …
- Le capitaine FLN Si Bakhti, commandant la zone autonome d’Oran, qui avait été parfait après le 5 juillet pour rechercher les tueurs a été dégommé par l’ALN et envoyé au fond du bled …
- L’ALN ne croit plus aux provocations de l’OAS. Elle sait, comme les témoins qui ont suivi la fusillade, que celle-ci a surtout été provoquée par de jeunes civils musulmans armés …
Pendant cinq longues heures d’absence officielle d’intervention, française ou autre, c’est l’horreur.
De leur côté, les autorités algériennes, trop rapidement mises en place, sont écœurées par les agissements des éléments extrémistes du FLN et elles réagissent par des exécutions sommaires. Il y va de la réputation du nouvel État qui risque d’être compromise, dès le départ aux yeux du monde, si de tels crimes ne sont pas immédiatement enrayés…
Le sous-lieutenant Jean-Pierre Chevènement, ex-officier SAS, et futur ministre de la Défense, témoigne : « Revenant du port où j’avais fait embarquer pour la France le butin de guerre du dernier préfet d’Oran, je me heurte à ces imbéciles qui, pistolets mitrailleurs sur le ventre, culasse en arrière s’il vous plait, m’arrachent à mon siège et me collent contre un mur avec une bande de malheureux pieds-noirs flageolant sur leurs jambes. Comment je m’en suis tiré, je ne l’ai jamais compris. »
De son côté, Ferhat Abbas : « Après le cessez-le-feu du 19 mars, les voyous ont pris l’uniforme de l’ALN et se sont conduits en bandits de grand chemin. Nous en avons arrêté et désarmé plus de 400. Les Français nous ont demandé de ne pas les fusiller. » (De quoi se mêlent-ils, ces Français ? Qui sont-ils ? ).
Le journaliste Etienne Mallarde : « Les rescapés sont formels : ils ne sont pas tombés dans les mains d’incontrôlés. Ils ont été interrogés par des officiers de l’ALN qui obéissaient à des ordres précis. Le but, dans le bled comme à Oran, était de provoquer l’exode des Européens. »
Enfin un témoignage parmi tant d'autres d'un officier, témoignage qui montre l'état d'esprit de certaines unités de l'ALN :
"Dans la nuit du 4 juillet 1962, vers 3h du matin, notre compagnie a été investie par un détachement de l'ALN arrivant du Maroc. Nous avons été désarmés manu militari et, sans explications aucune mais avec des regards menaçants, emmenés les mains en l'air dans une banlieue lointaine du quartier arabe. Nous nous sommes arrêtés vers 5h du matin dans un endroit désert. Le capitaine et moi même avons été séparés de nos hommes et tout laissait présager que nous allions être exécutés car les conciliabules entre les chefs de l'ALN de notre groupe semblaient ne faire aucun doute sur leur issue.
Nous avons été sauvés par l'intervention in extremis des chefs locaux du FLN que nous connaissions bien pour avoir été en contact quotidien avec eux. Ils ont pu témoigner de notre travail de trois mois pour contenir les débordements de l'OAS ainsi que de notre parti pris pour l'indépendance de l'Algérie.
Le jour même le général Katz nous a fait tous deux embarquer définitivement pour la métropole. Que sont devenus les 200 tirailleurs algériens ? J'aimerais bien le savoir. Si quelqu'un peut me renseigner sur ce point, j'en serais ravi car j'avais de très bons amis parmi tous ces hommes placés sous mon commandement."
Le général Katz, qui a entendu des coups de feu, juste après midi, fait un petit tour, non à pied, mais en hélicoptère. Tout est calme. Il peut donc aller tranquillement déjeuner à la base aérienne de La Senia. Plus tard il fera un long plaidoyer pro domo que Guy Pervillé commente longuement. Pour Katz, tout va très bien, madame la M… Tout cela, c’est la faute à l’OAS, à plusieurs ministres nommément cités, voire même au général de Gaulle, ... à Voltaire, à Rousseau. Mais il ne savait pas que nous avons connu personnellement le lieutenant Rabah Kheliff, à qui il a dit « Si vous aviez été Français, je vous aurais cassé ! » (voir fin de cet article), mais dont il ne souffle mot dans son livre. Quand le chef de l’ALN est arrivée à Oran, Katz l’a embrassé ! (Pour son "activité", il a été décoré ... de la Valeur Militaire).
De son côté, Ferhat Abbas : « Après le cessez-le-feu du 19 mars, les voyous ont pris l’uniforme de l’ALN et se sont conduits en bandits de grand chemin. Nous en avons arrêté et désarmé plus de 400. Les Français nous ont demandé de ne pas les fusiller. » (De quoi se mêlent-ils, ces Français ? Qui sont-ils ? ).
Le journaliste Etienne Mallarde : « Les rescapés sont formels : ils ne sont pas tombés dans les mains d’incontrôlés. Ils ont été interrogés par des officiers de l’ALN qui obéissaient à des ordres précis. Le but, dans le bled comme à Oran, était de provoquer l’exode des Européens. »
Enfin un témoignage parmi tant d'autres d'un officier, témoignage qui montre l'état d'esprit de certaines unités de l'ALN :
"Dans la nuit du 4 juillet 1962, vers 3h du matin, notre compagnie a été investie par un détachement de l'ALN arrivant du Maroc. Nous avons été désarmés manu militari et, sans explications aucune mais avec des regards menaçants, emmenés les mains en l'air dans une banlieue lointaine du quartier arabe. Nous nous sommes arrêtés vers 5h du matin dans un endroit désert. Le capitaine et moi même avons été séparés de nos hommes et tout laissait présager que nous allions être exécutés car les conciliabules entre les chefs de l'ALN de notre groupe semblaient ne faire aucun doute sur leur issue.
Nous avons été sauvés par l'intervention in extremis des chefs locaux du FLN que nous connaissions bien pour avoir été en contact quotidien avec eux. Ils ont pu témoigner de notre travail de trois mois pour contenir les débordements de l'OAS ainsi que de notre parti pris pour l'indépendance de l'Algérie.
Le jour même le général Katz nous a fait tous deux embarquer définitivement pour la métropole. Que sont devenus les 200 tirailleurs algériens ? J'aimerais bien le savoir. Si quelqu'un peut me renseigner sur ce point, j'en serais ravi car j'avais de très bons amis parmi tous ces hommes placés sous mon commandement."
Le général Katz, qui a entendu des coups de feu, juste après midi, fait un petit tour, non à pied, mais en hélicoptère. Tout est calme. Il peut donc aller tranquillement déjeuner à la base aérienne de La Senia. Plus tard il fera un long plaidoyer pro domo que Guy Pervillé commente longuement. Pour Katz, tout va très bien, madame la M… Tout cela, c’est la faute à l’OAS, à plusieurs ministres nommément cités, voire même au général de Gaulle, ... à Voltaire, à Rousseau. Mais il ne savait pas que nous avons connu personnellement le lieutenant Rabah Kheliff, à qui il a dit « Si vous aviez été Français, je vous aurais cassé ! » (voir fin de cet article), mais dont il ne souffle mot dans son livre. Quand le chef de l’ALN est arrivée à Oran, Katz l’a embrassé ! (Pour son "activité", il a été décoré ... de la Valeur Militaire).
Là- dessus, il y a une bataille d’historiens et « d’historiens ». C’est le moment de faire de l’historiologie : étudier l’ensemble des documents historiques relatifs à cette journée. Vient enfin le moment de l’ouverture des archives aux chercheurs, grâce aux dérogations de consultations d’archives françaises, sous le gouvernement de François Fillon. À commencer par le livre du général Faivre « Les archives inédites de la politique algérienne ».
Enfin « l’essai de conclusion », excellente formule de Guy Pervillé, étant donné le flot d’écrits sur le sujet, flot qui n’est peut-être pas complètement tari ; cet essai est une synthèse de toutes les thèses évoquées dans le livre.
1 - Le général Katz incrimine avant tout l’OAS, les responsables du FLN trop peu nombreux, une foule musulmane exacerbée … En aucun cas, il ne s’est remis en cause.
2 - La responsabilité des brigands d’Attou. L’équivalent algérien des « Grandes compagnies » (troupes d'aventuriers qui, financées par les princes en temps de guerre, vivaient de pillage et de rançons en temps de paix ou de trêve). Le capitaine Bakhti, en principe chargé de représenter le maintien de l’ordre du côté musulman, n’en avait pas les moyens. Il a puni un certain nombre de coupables, après les événements, mais c’était trop tard. On dit d’ailleurs qu’Attou a vécu des jours tranquilles à l’abattoir d’Oran ! Quant au capitaine Bakhti, il était en mars 1963 directeur de cabinet du ministre de la Défense, Houari Boumediene.
3 - La responsabilité du colonel Boumediene. Aucune preuve du machiavélisme illustrant la thèse que « Boumediene a exploité l’incapacité de ses adversaires politique à assurer le maintien de l’ordre à Oran ». Ce comportement de « pompier pyromane » n’est pas crédible.
4 - La responsabilité du Général de Gaulle. Après avoir intensifié la guerre d’Algérie, il a versé dans le comportement inverse : le « dégagement » à tout prix. Les Pieds-noirs en ont imprudemment payé le prix. Mais surtout les Algériens ensuite (la décennie noire, et la suite). Guy Pervillé s’est adressé enfin au Président Hollande pour savoir quelle suite il entend donner au livre de Jean-Jacques Jordi « Un silence d’État ».
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Nous joignons à cet article un témoignage sur le départ des Espagnols de Jo Torroja paru dans L’ÉCHO DE L’ORANIE 358. Mai-Juin 2015 :
Mardi 26 juin
La nouvelle a couru comme une traînée de poudre : les navires arrivent, en effet, en fin de journée. Du boulevard Front de Mer on peut les apercevoir, immobiles au large, en eaux internationales où ils doivent attendre l’autorisation d’entrer au port. Dès lors, l’ambiance a viré de bord : la peur se transforme en espoir. Mais ce sera, hélas, pour bien peu de temps.
Les deux bateaux, le " Victoria " et le " Virgen de Africa ", en provenance des Baléares et frétés par l’État espagnol, demeurent toujours ancrés au large. Mais que se passe-t-il donc ? Eh bien les autorités françaises, sur ordre de Paris, refusent l’accès aux deux navires ! La France avait déjà rejeté les aides américaine, italienne, grecque et espagnole pour faciliter l’évacuation, mais là, l’Exécutif français est intransigeant : "pas de panique ", la France estime pouvoir assurer toute seule ces départs de vacanciers " (sic), et il ne faut surtout pas donner l’impression d’une fuite généralisée, d’un sauve-qui-peut face à la peur à cause d’une politique qui, en vérité, ne garantit plus rien.
Pendant ce temps, toutes les démarches du consulat, ainsi que du ministre espagnol des Affaires Étrangères, sont vaines. Il leur est répondu qu’aucun navire étranger ne pénètrera dans un port d’Algérie pour embarquer des " réfugiés ".
Jeudi 28 juin
Les bateaux espagnols, toujours à l’horizon depuis trois jours, demandent la permission d’envoyer un canot afin de ramener du ravitaillement pour des équipages venus simplement pour un aller-retour immédiat, vue la pénurie de vivres survenue a bord. Celle-ci est accordée, et le canot reviendra du port avec l’aide essentielle du consulat pour ce maintien en eaux internationales.
Entretemps, le moral des réfugiés sur les quais est au plus bas, l’espoir faisant place au découragement. Toutes ces familles n’arrivent pas a comprendre ce refus aussi incohérent qu’inhumain, puisque ce départ pour l’Espagne ne peut en rien gêner la politique de la France.
Vendredi 29 juin
La France vient de refuser à nouveau l’entrée des bateaux au ministre espagnol des Affaires Étrangères qui, à son tour, transmet à son gouvernement la position de Paris, tout en soulignant le danger que peuvent encourir ces milliers de personnes dépourvues de toute garantie de sécurité. Face à cet état de fait, Madrid décide l’envoi immédiat d’une protection pour ses ressortissants, sachant que dès le 30 juin à minuit, la France n’assumera plus l’ordre et renoncera à son autorité sur tout l’ensemble du territoire algérien.
C’est ainsi que deux navires de guerre partent ce même jour du port militaire de Carthagène, cap sur Oran (1), tandis qu’en même temps le branle-bas de combat est déclenché dans les bases aériennes de San-Javier (Murcie) et d’Albacete. Des appareils sont armés et prêts à décoller pour appuyer la Marine si nécessaire.
Samedi 30 juin
A Paris, le gouvernement est déjà informé de l’arrivée des navires de guerre espagnols en eaux internationales, en face d’Oran, ainsi que l’alerte donnée aux forces aériennes espagnoles. Il y a risque de créer un grave incident le 1er juillet, compte tenu de la détermination du chef de l’État espagnol d’alors, le général Franco, d’aller si nécessaire à une intervention militaire afin d’évacuer ses ressortissants.
À 10 h du matin, le permis d’accoster est enfin accordé (peut-être après avoir consulté les autorités algériennes ?). Les deux bateaux de passagers s’approchent, et c’est la joie, presque la liesse, qui éclate dans le " campement de réfugiés ".
À 13 h, les deux navires sont enfin à quai. Ce sont des " kangourous " qui font habituellement le trajet Barcelone - Palma de Majorque. Ainsi, le " Virgen de Africa " et le " Victoria " pourront embarquer les voitures, et sans limite de bagages. Après cette semaine de mauvaises nouvelles, un autre monde s’ouvre devant nous. L’embarquement commence donc, mais il faut encore subir les fouilles des bagages par les bons soins d’une compagnie de CRS, et si ces bateaux doivent se diriger sur l’Espagne, personne ne comprend ce qu’ils peuvent bien chercher avec autant de zèle.
À 15 h 30. Tout le monde est déjà monté à bord, c’est-à-dire 2.200 passagers, 85 automobiles et un camion. Ainsi, avec une importante surcharge par navire, les quais sont désormais restés vides. Cependant, tout ne semble pas terminé. En effet, un officier des CRS et deux unités tentent de monter à bord du " Victoria ", mais le capitaine Sanchez Blasco, en haut de la passerelle, s’y oppose résolument : Ce navire tient lieu de territoire espagnol - affirme-t-il - et vous n’y avez aucune autorité - ajoute-t-il. La situation est tendue, et l’officier français demande alors des instructions par radio. Finalement les CRS se retirent. Selon eux, il "paraîtrait" que des membres de l’OAS seraient montés à bord.
A 16 h. Au moment où les deux bateaux larguent enfin les amarres, un vif échange de propos s’engage entre les passagers et les forces de l’ordre restées à quai dont, par bienséance, je ne reproduirai pas les termes ici, mais que l’on peut aisément imaginer.
Tandis que les navires atteignent leur vitesse de croisière, les scènes à bord sont sans doute semblables à celles des départs de ces derniers jours : des sanglots et des larmes, et cette dernière image de la ville au pied de Santa-Cruz s’incrustant à jamais dans nos rétines.
Dans un coin, appuyée sur la rambarde, une dame à moitié voûtée, et toute de noir vêtue à la façon des femmes de l’époque dans les villages, pleure, esseulée. Je m’approche d’elle pour l’aider à passer ce mauvais moment. " Vous êtes seule, sans famille ? " Elle hoche négativement la tête. " Vous êtes veuve ? " " Pas encore ! " Sa réponse m’intrigue. J’insiste. " Mon mari est resté à Dublineau. Les propriétaires sont partis. La ferme est abandonnée, mais lui n’a pas voulu partir. Il y a quarante ans, c’est lui qui a planté tous les orangers, les citronniers, et depuis nous vivions dans cette ferme. Pour lui, c’est comme ses enfants, il n’a pas voulu les abandonner. Ils vont le tuer, mais lui soutient qu’il est ami de tous".
J’ai rejoint le capitaine du " Victoria ", j’ai des biberons à faire chauffer et avec gentillesse un membre de l’équipage s’en charge. Pendant ce temps, je lui montre les deux bateaux de guerre qui, depuis notre départ, nous escortent. L’autorisation est arrivée juste à temps ! - lui dis-je. "Oui, cela m’a ôté une grande responsabilité, car nous avions ordre d’entrer au port dès le lever du jour du premier juillet, et embarquer tout ce monde sous leur protection, on ne sait jamais, cela risquait de tourner très mal".
Il était clair que Madrid avait prévu la protection de ses ressortissants, par la force si nécessaire (comme il se doit !). Je n’ose imaginer ce qu’aurait été le 5 juillet avec tout ce monde désarmé et sans aucune sécurité sur le port.
À plusieurs reprises, l’aviation espagnole nous survole. Une fois la nuit tombée, et déjà tout près d’Alicante, les lumières des escorteurs s’éloignèrent.
1er juillet
À 2 h, les bateaux pénètrent dans le port d’Alicante. Tous les quais sont éclairés afin de faciliter l’accostage de nuit. La ville est prise encore dans le tourbillon de ses fêtes de la Saint-Jean. Dès notre arrivée, les membres de la Croix-Rouge montent à bord avec des boissons, des sandwiches, etc., et nous portent les bagages, tandis que les infirmiers s’occupent des enfants. Tout a été prévu : contrôles d’identité sans tracas et aide pécuniaires immédiate si nécessaire. Nous constatons ainsi que la ville a tout fait pour nous recevoir au mieux. De plus, croyant bien faire en guise de bienvenue, la mairie prend soudain l’initiative d’allumer un long chapelet de pétards, une "traca" qui fait sursauter tout le monde, tant cela rappelait les impitoyables mitrailleuses "12.7" et les détonations des "plastics".
Désormais, une vie nouvelle allait commencer. Après avoir séché ses larmes, il fallait retrousser ses manches et se préparer à souffrir car, pour beaucoup, l’avenir semblait bien noir. Plus de cinquante ans sont passés depuis, et il me semble que c’était hier quand la bonne ville d’Alicante nous accueillait.
Note : (1) l’embarquement de l’infanterie de Marine à bord de ces navires n’a pu être confirmé.
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Quant à nous, nous refaisons le match, comme à la télé :
- « Accords d’Évian » (Surnom donné aux "Conclusions des négociations d'Évian") : Il n’y a jamais eu "d’accord général" à Évian, mais un projet d’accord de la délégation française, mandatée, avec une délégation du FLN, signé à titre personnel - et sans mandat formel - par le seul Belkacem Krim. Pour un accord général en bonne et due forme, il eut fallu qu’il fut voté par le CRUA et contre-signé par le GPRA. Certes un referendum à 99,28 % l’a approuvé en Algérie (les communes avaient eu pour instruction préfectorale de ne pas dépasser les 100 % … ). Si de vrais accords avaient été sérieusement conclus, à la suite d’une longue trêve bilatérale - en biseau -, la face de l’Algérie en eut été changée.
- Départ des pieds-noirs. Certains extrémistes du FLN ont tout fait pour s’emparer des biens des pieds-noirs, alors que la majorité des Algériens était peinée par leur départ.
- Lutte pour le pouvoir : il y a eu plus de morts en Algérie dans l’année qui a suivi le « cessez-le-feu » que dans l’année qui l’a précédé.
- Le maintien de l’ordre : C’est un métier particulièrement difficile en période troublée, et qui n’est pas à la portée de tous.
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Minimisés, voir occultés, les massacres d’Oran ont été la mauvaise conscience des bien-pensants. Ce qui s’est passé à « Oran 1962 » a été un retour au Moyen Âge.
Et nous donnons enfin le témoignage de Rabah Kheliff (capitaine) que nous avions rencontré quand il dirigeait la mosquée de Lyon, qu'il nous a fait visiter :
Interview il y a quelques années sur France Culture : (extraits)
"Je commandais la 4e Compagnie du 30ème BCP (Bataillon de Chasseurs portés) et ayant des renseignements, comme tous mes camarades, alors que j’étais le seul officier FSNA (Français de souche nord africaine), disions-nous à l’époque, dans cette unité de chasseurs.
Ayant eu des renseignements qui m’affirmaient que les membres du FLN et des fanatiques « ramassaient » dans Oran et sur les routes les Pieds-noirs et bien sûr les Musulmans qui étaient pro-français, pour les amener dans des camions et les abattre ou les égorger, avant de les jeter en masse dans le Petit Lac, qui, paraît-il, actuellement serait cimenté, j’ai téléphoné au colonel commandant le secteur qui était mon patron hiérarchique le plus élevé et à son adjoint. Le commandant m’a dit : "Kheliff, je comprends très bien ce que vous ressentez, je vous laisse faire selon votre conscience, mais attention ! Je ne vous ai rien dit."
J’ai considéré cette réponse comme un feu vert et un encouragement. J’ai alors embarqué la moitié de ma compagnie et je me suis dirigé vers un des points de regroupement, qui se trouvait devant l’ancienne Préfecture à Oran et là effectivement, j’ai vu, d’un part une colonne, colonne par trois ou quatre, de femmes, d’enfants, de vieillards pieds-noirs, des centaines, qui étaient gardés par la valeur d’une section du FLN et qu’on s’apprêtait à embarquer pour une destination inconnue.
Devant la Préfecture, il y avait un planton. Je demande à ce planton où se trouve le Préfet. Il m’a montré un monsieur, petit, costaud, chéchia rouge qui grimpait les escaliers de la Préfecture. J’ai donc en trois enjambées rejoint ce Préfet et je lui ai dit : "Monsieur le Préfet, je vous donne trois minutes pour faire libérer tous ces gens-là. Sinon, je ne réponds plus de rien." Le Préfet en question n’a pas répondu, il est redescendu avec moi et il a été voir le patron de la section du FLN. La palabre n’a pas duré longtemps. Les gars du FLN sont montés dans leur camion, sont partis.
Le Préfet est venu avec moi : " C’est fait mon lieutenant ", et a dit aux gens terrorisés : " Mesdames, Messieurs vous êtes libres, vous pouvez rentrer chez vous ". Le Préfet est venu et m’a dit : « Je reverrai toujours cette scène hallucinante de femmes d’enfants et de vieillards qui pleuraient, poussaient des cris hystériques, courant, tombant les uns sur les autres… »
Puis j’ai installé des patrouilles sur les axes routiers qui menaient au port ou à l’aéroport, car j’ai appris qu’on arrêtait les gens qui fuyaient, qu’ils soient musulmans ou européens d’ailleurs. C’était la population ou des gens armés ne faisant même pas parti de l’ALN, qui les arrêtaient, les volaient, les tuaient. J’ai donc mis des contrôles pour éviter cela et je les arrachais littéralement aux mains de la population. Au risque de ma vie, souvent, je les escortais jusqu’au port, parfois seul dans ma Jeep, avec simplement mon chauffeur et mon garde du corps. J’ai fais cela en ayant le sentiment de ne faire que mon devoir."
NB Le Capitaine Kheliff n’a jamais pu revoir son pays natal, ni les survivants de sa famille restés en Kabylie.
Mieux encore, à l'attention des historiens : Kheliff nous a confié qu'il s'était rendu au Q.G. de l'armée pour téléphoner à Paris l'aggravation de la situation et faire envoyer des navire pour évacuer les fuyards. Le QG ayant refusé, Kheliff a ensuite été à la Marine, qui, elle, a transmis son message.