AUTOBIOGRAPHIE D'ISMAYL URBAIN
Création le 24 août 2014
Au contrôle de police de l'aéroport international d'une république africaine, le préposé regarde notre passeport d'un œil noir. Après l'avoir feuilleté plusieurs fois, il le plie et le met de côté. Et devant nous, la file de passagers à l'embarquement se termine, tandis que l'appel aux retardataires se fait pressant. Nous sommes le dernier passager ; le préposé nous montre le tampon du visa du service consulaire de sa République à Paris.
- Là, il y a une bavure ! Votre passeport n'est pas valable.
Il faut rester de marbre.
- Il est bon de le signaler à votre Ambassade à Paris !
Le préposé hésite ; manifestement, ce n'est pas la réponse qu'il attendait. Accablé par cette lourde responsabilité, il prend son parti, donne un coup de tampon, et nous nous précipitons vers la passerelle qu'on s'apprête à éloigner de l'avion. Ouf, nous sommes à bord, mais il ne se passe rien, ce qui veut dire qu'il se passe quelque chose : trois policiers armés font irruption dans la cabine et harponnent sans ménagement un passager noir, qu'ils expulsent manu militari de l'avion.
Alors, et alors seulement après que l'avion ait décollé, notre voisin, un Noir américain - homme d'affaire, costume cravate, s'il vous plaît - joint les mains et les yeux au ciel, murmure :
- Merci, mon Dieu, pour l'esclavage …
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À quelque chose malheur est bon. Si Ismayl Urbain avait été "Blanc de Blanc" et non pas aussi descendant d'esclave, on n'en aurait jamais entendu parler. Mais sa mère était une affranchie guyanaise, fille d'esclave. Son père, capitaine au long cours, s'était fixé en Guyane pour faire des affaires, et s'était "mis en ménage à la mode coloniale" avec Mademoiselle Appoline avec laquelle il avait eu plusieurs enfants, dont il reconnaissait être le géniteur, mais pas le responsable de la paternité, - en quelque sorte le statut de "donneur de sperme" - au point d'annoncer qu'il n'était que son tuteur … c'est mieux que rien.
Anne Levallois, psychologue, anthropologue et psychanalyste s'est intéressée aux deux autobiographies d'Ismaÿl Urbain, en publiant la première et en la complétant par des éléments supplémentaires de la seconde et par une analyse éclairante des principales étapes de la vie de son "patient" en utilisant en particulier des lettres écrites par son père, etc.
Enfant naturel, il est baladé, pour son éducation, de Cayenne à Marseille. Étudiant, il est orienté vers le commerce, pour lequel il a peu de goût, est assez dépensier, et par hasard, lors d'une quarantaine au lazaret de Marseille au retour de Cayenne, fait la connaissance des Saint-Simoniens, de leur réseau, de leurs idées qu'il fait sienne. Lorsque le "Père" Enfantin décide la dispersion des quarante membres de son groupe, Thomas Brue, alias Thomas Urbain, accompagne l'un des leurs en Égypte, y rencontre une Noire affranchie, se fait musulman tout en restant chrétien, se prénomme alors Ismaÿl : c'est une conversion de convenance par laquelle il se donne une légitimité - qui lui a tant manquée jusqu'alors - d'unir l'Orient et l'Occident, tant il est convaincu que l'Islam a libéré les esclaves et défendu les femmes ! C'est pour lui l'occasion d'apprendre l'arabe. Sa carrière professionnelle est alors toute tracée : il sera interprète "militaire", à haut niveau grâce à ses relations saint-simoniennes et à ses qualités d'interprète, à l'occasion de la conquête de l'Algérie.
Pourquoi ne pas avoir choisi un membre des Bureaux Arabes, plutôt qu'Ismaÿl Urbain ? Sans doute parce qu'il était plus sympathisant des Algériens musulmans que les officiers arabisants.
Il travaille pour la Monarchie de Juillet et plus encore pour le Second Empire. Il a l'oreille de Napoléon III, dont il devient l'interprète officiel pendant son second voyage de 1865. Son mariage avec une fille de Constantine lui vaut certes l'amitié des "indigènes", mais pas celle des partisans de la colonisation à outrance. Après le décès de sa femme, il songe à se remarier, cette fois-ci avec une catholique. dont il aura un fils.
Un premier "testament" autobiographique, en quelque sorte une "bouteille à la mer", est destiné à ce fils - quand il sera grand - avec force détails sur ses amis et leurs famille, sur ses voyages Cayenne-Marseille-Le Caire-Paris-Alger-Constantine, et retours, ses salaires, ses emplois de journaliste, les cadeaux en objets et en liquide qu'il a reçus de hautes personnalités pour ses bons et loyaux services, ses états de santé, ceux de ses femmes, de ses amis, C'est un vrai journal intime, et on sait tout sur tout. Mais pas un mot sur son métier d'interprète.
Pourquoi une deuxième autobiographie ? Parce qu'on lui a demandé de faire quelque chose de plus "professionnel", car il est devenu incontournable dans les bonnes relations entre la France et son annexe algérienne.
Le livre d'Anne Levallois se termine par des analyses en quatre chapitres :
1 - Fils mulâtre d'un négociant armateur de La Ciotat. L'impossible filiation
Septembre 1834 : "De mon père, je n'ai rien su, rien appris, m'a-t-il maudit ou béni ? Pas un parent qui ne puisse me dire sa dernière parole."
Et lettre du père : " Tu n'es pas BRUE, tu es URBAIN et il n'y a pas parenté entre les deux noms. Tu es Créole de Cayenne, comme eux, et vous êtes ici aux soins d'un tuteur qui est moi."
2 - L'entrée dans la famille saint-simonienne et la conversion à l'Islam
À dix neuf ans : "C'est vraiment la lecture de votre journal ( Le Globe ) qui m'a rendu la vie."
À la recherche de la "MÈRE" en Orient, il s'affirme comme "l'apôtre des noirs, des noires, des esclaves et des bâtards"
3 - L'amitié ambiguë de deux prophètes : Ismaÿl Urbain, "le Noir" et Gustave d'Eichthal "le Juif"
En Égypte, Enfantin rappelle au jeune créole qu'il est aussi le fils d'un Blanc : "Tu n'es pas seulement l'apôtre des Noirs, tu as aussi du blanc dans les veines."
De même Eichthal lui rappelle durement que son univers n'est pas le sien. "La douleur fut terrible".
4 - Négritude ou créolité ?
Apôtre de la foi universelle, à la fin de son séjour en Égypte en 1835 : "Alors c'était le Noir, aujourd'hui c'est le musulman, je crois que les deux choses sont aussi vraies en elles-mêmes."
Ismaÿl Urbain décédera à Alger à 72 ans, en 1884.