ATTACHÉE FÉMININE

Création le 22 février 2014

À l'attention d'une jeune Américaine qui fait une thèse à l'Université de Harvard ( États Unis ) sur l'action médicale française pendant la guerre d'Algérie.

Histoire vraie d’une attachée féminine pas comme les autres qui travaille «intra muros» et «extra muros» dans le cadre du Mouvement de Solidarité Féminine.


Il y a, dans la cour de la SAS, un bâtiment formant un des petits côtés du rectangle, et qui est voué aux activités du médecin militaire qui vient tous les mercredis pratiquer l’Assistance Médicale Gratuite – l’AMG – , et le reste du temps sert de poste de travail à l’attachée féminine. Celle-ci est aidée par une fille du village qui n’a plus de parents et qui a ainsi trouvé un petit emploi à la SAS. D’un côté, la salle de soins précédée d’une petite salle d’attente, de l’autre l’ouvroir.


C’est qu’elle est incroyablement efficace, cette maîtresse femme. Le cœur sur la main, totalement disponible 24 heures sur 24, elle aime ce qu’elle fait et le fait à fond. Elle est sacrée pour tout le monde, y compris – bien sûr – pour le FLN qui se garderait bien de toucher à un cheveu de sa tête et qui l’a discrètement fait savoir. Et pour cause : toutes les familles des uns et des autres ont à un moment ou à un autre été soignées par elle. Pour les urgences dans une mechta, elle est prévenue par un gosse qui a fait le trajet à pied ; pour les cas nécessitant un traitement hospitalier, les malades sont envoyés à l’hôpital de Sétif. Dans ce cas, c’est "François" qui prend personnellement le volant de la 403 commerciale transformée en ambulance «jour et nuit».


Signe caractéristique de l’attachée féminine : elle possède la collection complète des disques des chansons de corps de garde et son grand plaisir est de se les écouter en fin de journée à l’heure de l’apéritif en blaguant avec les copains. Tout y passe : Le curé de Camaret, En revenant de Paris chez ma tante, de Nantes à Montaigu, Allons à Lorient pêcher le hareng, Les petites filles qui vont à la messe, etc. De quoi faire hurler à la mort la première grenouille de bénitier venue. Et pourtant ce n’est pas paillard, mais tout bonnement gaillard. Cela défoule gaiement à l’heure qu’il est. A cause de l’une de ces chansons, elle a été surnommée «la Marquise». Sacrée Marquise, qui met du tonus en veux-tu en-voilà dans toute la SAS. Un vrai cyclone à qui il n’est ni séant ni envisageable de résister. Son arrivée dans le bureau est ponctuée le plus souvent par un tonitruant «Ce n’est que moi !». En plus, comme elle a le cœur sur la main, elle excelle à organiser des bouffes à s’en faire péter la sous-ventrière. Quand on vit dangereusement, ça aide.


Cette fin d’après-midi, la voiture fait son entrée dans la cour de l’hôpital de Sétif. La Marquise en tête, François suit, puis les deux moghaznis, le fusil en bandoulière, portant le brancard. La troupe traverse ainsi des corridors. Première salle. Ce sont des sœurs qui font le service de l’hôpital. La Marquise expose le cas à la sœur soignante, une nouvelle qui n’a jamais eu affaire au "cyclone". Celle-ci n’est pas du tout chaude pour soigner une vieille femme du bled dans un état critique. Elle doit aussi être choquée, la pauvre, par la vue des moghaznis en arme transportant le brancard et du sous-lieutenant, mitraillette suspendue à l’épaule, canon vers le bas.

La Marquise a beau insister lourdement :
– Cette malade a absolument besoin d’être hospitalisée, ma sœur, et tout de même, nous n’avons pas fait le voyage jusqu’à Sétif pour rien.
La sœur,  renfrognée, et de plus en plus exaspérée :
– Puisque je vous dis que je n’ai pas de place.
Alors la Marquise,  d’une voix de stentor :
– Ma sœur, ce n’est pas possible, vous vous touchez la nuit !

 
La sœur fait oh!, et puis fait ah!, et disparaît précipitamment dans la salle à côté. Quelques minutes plus tard elle réapparait et, sans un mot, fait signe aux moghaznis de la suivre. Il  y a là dans un coin un lit vide supplémentaire prêt à accueillir la malade.


La Marquise continue son cirque en se confondant en remerciements plus appuyés les uns que les autres, les autres malades ouvrent des yeux ronds comme des porte cochères. Ils en oublient d’être malades. La sœur s’est décoincée et en devient même aimable. Les fois suivantes, elle aura toujours un lit à disposition de la Marquise. On rembarque le brancard et à fond la caisse, dans le soir qui tombe, on retourne à la SAS, mission humanitaire accomplie. Mais qu’est-ce que la vie d’une  femme en Algérie ?

Quelques jours plus tard, l’hôpital a fait prévenir par radio. La femme est au plus mal, il lui faut une transfusion. Le mieux est de trouver dans la famille un donneur de sang compatible. Son fils Brahim, par exemple, qui est secrétaire de mairie. En pleine santé, capitaine de l’équipe de foot junior. François lui envoie un messager pour lui proposer de mettre la voiture de la SAS à sa disposition et aller sur le champ à Sétif. Le messager revient peu après.
– Mon lieutenant, Brahim ne peut pas venir.
– Et il a dit pourquoi ?
– Non, mon lieutenant.

 
C’est plutôt bizarre. François se dirige immédiatement vers la mairie. Brahim est là.
– Qu’est-ce qui se passe ? Tu ne peux pas donner ton sang pour ta mère qui  va mourir ?
– Vous comprenez, mon lieutenant, demain il y a match de foot, et je risque de ne pas être en forme.
– Quoi ! Dans ce cas, demain il n’y aura pas match de foot, car je l’interdirai.

 
 François tourne le dos à Brahim et rentre à la SAS faire préparer la voiture et l’envoyer à la mairie. Brahim monte – bessif – ( bien obligé ) et la tout le monde part sur les chapeaux de roue vers Setif.


    Le match de foot se déroulera comme prévu. La mère de Brahim sera sauvée. C’est tout.


L’AMG, ce n’est pas que des drames. Deux fois par semaine, c’est basse-cour en volière. Au programme, consultation médicale des femmes, suivie de l’ouvroir. Il y a l’ouvroir des dames, mais aussi celui des jeunes filles. La Marquise qui s’y connaît bien en couture,  rassemble son monde. Les bavardages cessent et  dans un silence de bon aloi, chacune s’affaire sur son ouvrage. Le résultat est bon, utile, efficace. Pas de politique dans tout cela, rien que du professionnalisme. Les deux heures se passent, chacune a travaillé, progressé, atteint son objectif.



De temps en temps, la Marquise décide de prendre l’air. On place le matériel médical sur le camion, quelques moghaznis assurent la protection rapprochée pour faire officiel – car on ne risque rien  – et en route vers une mechta éloignée. Un jour la Marquise dit à François :
– Cette fois-ci, on va amener les filles.

 
Les filles, ce sont trois fillettes de dix-douze ans, vives, intelligentes,  accrocheuses  et qui sont rapidement devenues, entre les mains de la Marquise, expertes dans le métier d’aide-soignante. A la lettre, et avec un zest de propagande, « l’Algérie de demain au service de l’Algérie d’aujourd’hui «.


L’idée est bonne. François demande seulement si les parents sont d’accord. Ils sont d’accord, pas peu fiers des performances de leurs enfants et flattés de les voir choisies pour prendre une place aussi éminente.


Une fois n’est pas coutume, pour contempler le résultat et au cas où un mauvais plaisant de l’OPA, pas au courant des coutumes du pays, déciderait de troubler la séance et de mettre ainsi un terme définitif à ce genre d’expérience, François décide de prendre la jeep et d’accompagner le camion.


Et la tournée commence. Dès que le camion apparaît – déjà de loin les choufs l’ont repéré depuis longtemps – les malade ont eu tout le temps de se préparer et se sont organisés en files d’attente. La Marquise traite les hommes, les filles servent de traductrices, aussi bien pour les hommes que pour les femmes, et aident à soigner les femmes. Tout le monde regarde avec fierté ces demoiselles en blouse blanche  – ces enfants du pays – qui s’affairent avec beaucoup de dévouement et de sérieux.


Au retour, François leur propose en récompense de l’accompagner avec lui dans la jeep. Elles acceptent en rougissant. François fait monter ses moghaznis dans le camion et donne le signal du retour avec cette escorte d’un nouveau genre. Tout le village les voit débarquer ravies et en pleine forme.


Au moment du repos, la Marquise confiera à François que les filles lui ont dit ne plus souhaiter subir les nombreuses maternités imposées à leurs mères. Deux enfants, disent-elles, bien élevés, ce sera amplement suffisant. 


Quelle différence avec les garçons qui ont quelques années de plus qu’elles. Brahim, par exemple, au cours d’une conversation sur la démographie, estime quant à lui que six enfants dans une famille, c’est vraiment un minimum. Cela promet ! 


 Les filles du Foyer Sportif


Quant aux garçons ...