LA KAHINA
Création le 30 novembre 2013
Modification 1 le 1 janvier 2014
Si Jean Racine avait connu l'histoire de la Kahina, il en eut fait une tragédie, poignante. Une telle histoire fait partie de la série "Lutte héroïque contre l'envahisseur". La Kahina a été décapitée par l'envahisseur arabo-musulman, comme Vercingétorix étranglé par l'envahisseur romain, ou Jeanne d'Arc, brûlée par l'envahisseur anglais, ou Chamyl emprisonné à vie par l'envahisseur russe. Abd el-Kader aura eu plus de chance, puisque l'envahisseur français l'a finalement comblé d'honneurs.
Jean Racine, si tu nous lis !
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Puisqu' "avec des si, on mettrait Paris en bouteille" :
Si le Calife omeyyade Muawiya 1 er n'avait pas demandé au chef Okba Ibn Nafi Al Fihri d'envahir l'Ifrikya, il n'y aurait pas eu cette guerre d'Ifrikya de 60 ans, ni la résistance désespérée de cette Amazighe de Kahina ; le chef berbère Tarik n'aurait pas envahi l'Ibérie ; Eudes, duc d'Aquitaine, n'aurait pas appelé à la rescousse le chef Charles "Martel", "Maire du Palais" et Premier des Francs, contre les Sarrasins à Balad el Chouhada (Moussais la Bataille, près de Poitiers) ; la Gaule ne se serait pas appelée la France ; il n'y aurait pas eu de Reconquista espagnole, les Orientaux en guerre n'auraient pas revendu aussi cher les épices aux Européens et les cauris (coquillages) aux Africains ; les Francs ne seraient pas venus au secours des dhimmis de Jérusalem (et y fonder un "Royaume franc") ; les Européens n'auraient pas cherché une nouvelle voie maritime vers les producteurs d'épices et n'auraient pas trouvé par hasard l'Eldorado ; la Renaissance européenne n'aurait pas été financée par ces monceaux d'or, et n'aurait pas été à l'origine du siècle des Lumières puis de la révolution technologique ; une expédition française vengeresse n'aurait pas débarqué à Sidi-Ferruch "au nom de l'Europe", il n'y aurait pas eu de "guerre d'Algérie", … et nous n'aurions pas eu l'opportunité d'écrire cet article, ni vous de le lire !
Mais d'abord qui sont ces Omeyyades, fondateurs d'empire, et quels ont été leurs secrets ?
Il faut penser que le Moyen Orient a connu à cette époque une forte poussée démographique, assortie d'une foi exceptionnelle dans le Dieu de leur nouveau Prophète, ce qui, joint à une organisation méthodique, le poussait littéralement vers la victoire.
Par ailleurs les hommes du Moyen Orient avaient la pratique des guerres intertribales et étaient facilement mobilisables en masse.
Mais on ne prête pas une attention suffisante à cette arme de destruction massive : un acier de trempe exceptionnelle, dont on peut comparer la métallurgie à l'art culinaire de la pâte à tarte. Pâte feuilletée pour l'acier de Damas, pâte brisée pour celui de leurs adversaires. Quand son glaive est brisé, le guerrier est un homme mort. Roland en a su quelque chose à Roncevaux.
Statue d'Okba
Empire omeyyade
Conquête d'Okba |
Mais c'est une fille et sa cote est très très basse !
Elle combat pourtant aux côtés du chef amazighe Koceila, puis réussit à prendre le commandement des tribus et livre des batailles de plus en plus désespérées, jusqu'à en venir à la tactique de la terre brûlée. Plus ou moins trahie par un prisonnier arabe dont elle avait fait son amant, elle est finalement prisonnière et a la tête tranchée. Les Berbères, n'ayant plus de fédérateur, et pas d'allié européen, se convertissent alors de gré ou de force à l'Islam. D'autant plus que les Omeyyades demandent aux Zénètes de leur fournir douze mille combattants pour la conquête de l'Andalousie comme condition à la cessation de la guerre.
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Certains ont dit qu'elle était Juive. L'Ifrikya "utile" avait été prospectée de tous temps par les Phéniciens, puis les Carthaginois, le long de la côte. Là où il y avait le commerce, là prospéraient les Juifs. Ce n'était pas précisément le cas des Aurès, région agricole productrice d'huile d'olive.
Colonies phéniciennes en Ifrikya
( crédit Professeur Fantar )
Carte de la présence chrétienne dans les Aurès
( Archéologie aérienne de l'Aurès
de Pierre Morizot )
Chrétienne ? L'évangélisation du christianisme s'est bien faite dans les Aurès, mais la Kahina a plus le profil professionnel de Vercingétorix que celui de Jeanne d'Arc. Évitons de lui prêter une religion.
Aurésienne pure ? Sa tribu, les Djerawa, pourrait bien être venue du Maroc, suite aux mouvements de population succédant aux vides laissés par la fin de la colonisation romaine.
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La vie de Diya est un roman, et des auteurs se sont lancés dans le genre. Nous en avons recensé deux, de sensibilité différente : José Castano, "pied-noir" et auteur de "La Princesse berbère" et Gisèle Halimi, d'origine tunisienne, et auteur de "la Kahina".
José CASTANO a vu le jour en octobre 1946 dans un village d’Oranie : Ain-el-Turck. En juin 1962, c’est la déchirure. Son père, après avoir été appréhendé pour « activités subversives », est emprisonné, torturé par les gendarmes mobiles du général Katz, puis soigné à l’hôpital d’Oran (pavillon des détenus) d’où il s’évade lors de l’intervention d’un commando de l’OAS. Recherché, traqué par la police française et le FLN, il rejoindra clandestinement la France à bord d’un chalutier.
Demeuré au pays avec le reste de sa famille, José, âgé de 16 ans, est à son tour contraint à la clandestinité afin d’échapper aux recherches du FLN qui, faute de ne pouvoir capturer le père, se vengerait bien sur le fils… En juillet, il tente une première fois de s’embarquer en compagnie d’un ami du village, Jean Lopez, marié et père d’une petite famille. Au port d’Oran, celui-ci sera interpellé par des A.T.O ( fellaghas reconvertis en policiers )…
Quelques jours plus tard, José s’embarquera, seul, à bord du Kairouan, via Port-Vendres, où, perdu dans un univers hostile et étranger, ne sachant où aller, il sera pris en charge durant quelques semaines par une admirable famille de pêcheurs oranais. A cette époque, la solidarité était réelle !…
Après des études secondaires classiques, poussé par la passion du sport, il épousera cette voie et la compétition de haut niveau. Engagé volontaire, il connaîtra les honneurs du Bataillon de Joinville, deviendra international militaire d’athlétisme et, rendu quelques années plus tard, à la vie civile, enseignera l’Education Physique en milieu scolaire et universitaire.
Plus connue, Gisèle Halimi, née Zeiza Gisèle Élise Taïeb en Tunisie en 1927, est une avocate et une militante féministe et politique française d'origine tunisienne. Elle entre au barreau de Tunis en 1949 et poursuit sa carrière d'avocate à Paris en 1956.
Elle a été mariée, en premières noces, avec Paul Halimi puis, en secondes noces, avec Claude Faux, ancien secrétaire de Jean-Paul Sartre dont elle a été l'amie et l'avocate.
Fortement engagée dans plusieurs causes, elle milite pour l'indépendance de l'Algérie, dénonce les tortures pratiquées par l'armée française et défend les militants du MNA (Mouvement National Algérie) poursuivis par la justice française.
La version "Castano" débute par un avant-propos très "à propos" sur l'environnement sylvestre des Aurès qui décorait la vie quotidienne de ses personnages. Cet environnement a beaucoup changé : la chèvre, la main de l'homme y ont contribué largement. Les gouvernements actuels du Maghreb ont vu le danger, et, face au changement climatique, se lancent dans l'édification d'un "barrage vert", vaste programme qui fera l'objet d'un article ultérieur.
La version "Halimi" s'orne d'un rappel de pas moins de 89 référence bibliographiques. C'est dire si la Kahina est bien environnée. Comme l'écrit Gisèle Halimi : "Dans son contexte historique, je l'ai fait vivre, aimer, guerroyer, mourir." au point de ressentir sensuellement cette guerrière comme son aïeule.
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C'est en fait le drame "Je t'aime, moi non-plus" entre la chef de guerre Dihya et son prisonnier arabe Khaled dont elle en fait "bessif" son fils adoptif. Mais ce dernier cumule à lui seul les rôles d'amant et d'espion au profit de son oncle Hassan, le général arabe du front de l'Ouest. Comment Dihya ne s'est-elle pas aperçue que Khaled était le maillon faible qui allait la conduire à sa perte et à la défaite définitive des Berbères, elle qui était devineresse ?
Mais on voit aussi la surprise de cet Arabe qui s'interroge sur une femme à la fois de glace et en fusion. Pendant une fête guerrière, il cherche à la comprendre. Réponse : "Vois-tu, ces fêtes de l'homme et du cheval racontent notre tactique militaire. Nos tribus se maintiennent ainsi en état de défendre nos terres et nos montagnes, il faut leur rendre hommage."
Et de fil en aiguille, par le biais d'une conteuse, Gisèle Halimi fait distiller à Khaled - donc à ses lecteurs - la saga berbère : la victoire de Koceila à Tahouda, une ville coquettement urbanisée par les Romains, entre Biskra et l'oued Abiod. Koceila, après avoir été fait prisonnier par Okba, s'est converti à l'Islam pour faire diversion, tout en étant constamment humilié par Okba. Dernière humiliation : égorger deux moutons, comme un vulgaire boucher. Koceila se passe la main dans sa barbe : c'est le signal du soulèvement, les Berbères affluent vers le camp arabe. " Les conteurs arabes affirment qu'aucun musulman n'y survécut. Okba refusa de fuir." La Kahina combat vaillamment aux côtés de Koceila qui la prend en amitié ; il va diriger à partir de Kairouan, "la" ville arabe fondée par Okba, une confédération à la fois multiconfessionnelle et multitribale. Et Kairouan de devenir la capitale opulente d'un empire ressuscité.
En 688, poursuit la conteuse, le Calife demande au général Zoheir de venger Okba et châtier Koceila. La bataille a lieu à Mems, près de Kairouan. Les troupes berbères et roums (grecques) sont écrasées par les Arabes. Koceila, le preux, meurt de ses blessures. La Kahina et ses troupes arrivent trop tard pour sauver la situation. Pourquoi ? C'est qu'elle n'a pas la légitimité de faire des levées en masse immédiates.
Mission accomplie, Zoheir revient en Cyrénaïque, mais les Grecs de Constantinople l'y attendent, et déciment son armée. Zoheir est tué.
C'est alors que la Kahina fait mander un immense rassemblement des guerriers berbères. Nous y voilà !
- Pourquoi nous as-tu appelés, de tous les coins de notre terre, qu'as-tu à nous dire, nous qui sommes divisés et séparés par les oueds et les montagnes et les océans ?
La réponse est en substance :
"a - La Reine, c'est moi,
b - les Arabes vont revenir venger Zoheir".
Effectivement, le général Hassan, à la tête d'une nouvelle armée, prend Carthage en 695. La Kahina commence à pratiquer la tactique de la "ville brûlée", mais attend Hassan à l'Oued Nini, près de Khenchela. La bataille y a lieu, qui se solde par la débandade des troupes d'Hassan lesquelles retournent à la case départ.
José Castano fait de la bataille de l'Oued Nini une évocation des plus réalistes :
La Kahina avait disposé le gros de ses forces en demi-cercle, protégé, en guise de fossé, par des chameaux rangés sur douze rangs de profondeur … les femmes et les enfants avaient pris position entre les jambes des chameaux … À l'arrière, des milliers de cavaliers bardés d'acier, abrités du regard par cet efficient rempart et par les bois qui bordaient la rivière Meskiana, attendaient de fondre sur l'ennemi. La Kahina avait détaché en avant-garde un millier de cavaliers avec pour mission d'engager un combat acharné et de se replier ensuite vers le gros des forces en attirant celles d'Hassan. Et tout se passa comme elle l'avait prévu. Abusé par la vigueur de la cavalerie berbère qui culbuta avec une hargne démentielle les premières lignes arabes, Hassan pensa qu'il s'agissait-là de la totalité des forces adverses et fit donner l'ensemble des siennes …
En poursuivant les fuyards berbères qui se repliaient sur ordre, une première attaque arabe se heurte à une nuée de flèches de la défense berbère. Hassan regroupe ses troupes et les lançe à nouveau. C'est le moment choisi par la Kahina pour déclencher une contre-attaque décisive. Lors de la mêlée "effroyable et vivante broussaille", l'épouvante saisit les Arabes, et cette bataille se termina pour eux en désastre.
Cette victoire berbère engendre les prémices lointaines de la défaite finale de la Kahina. Non seulement elle ne poursuit pas l'armée arabe en retraite, mais elle reste sans poigne devant l'assemblage hétéroclite qui lui a donné la victoire. Elle tâche de gouverner ce peuple ingouvernable, et laisse la tribu des Botr organiser une dictature. Et, comme disent les Anglais, "the last but not the least", elle s'entiche de son fils adoptif et néanmoins prisonnier arabe, Khaled, qui s'empresse de renseigner son oncle Hassan.
Survient une période de sécheresse intense, puis de famine : ce n'est pas le moment pour les Arabes d'organiser une expédition : comment leur armée pourrait-elle survivre s'il n'y a rien à piller ? La Kahina l'a deviné, mais, dans ses rêves, elle prophétise le destin : elle sera décapitée. Les secours qu'elle aurait du demander à l'Europe lui feront défaut car Constantinople a d'autres chats à fouetter. Quant à l'Europe de l'Ouest, n'en parlons pas.
Et l'ennemi est là. Le cœur n'y est plus, et les guerriers berbères rechignent à se battre contre un ennemi sans cesse renouvelé.
À la fois contre les siens et contre l'ennemi, la Kahina se met à faire pratiquer la tactique de la terre brûlée : c'est le début de la fin. Rien à voir avec les Russes qui brûlèrent Moscou, sûrs de l'appui de la coalition menée par les Anglais pour étrangler Napoléon. Ni avec les Soviétiques qui pouvaient compter sur la formidable industrie américaine …
L'espoir change de camp, le combat change d'âme. En 698, Hassan ravage Carthage : l'Empire romain d'Orient a définitivement disparu de l'Ifrikya. Puis l'étau arabe se referme lentement sur Thysdrus (El Djem), où s'est réfugiée la Kahina avec les restes de son armée.
La fin est facile à deviner : la Kahina s'offre en victime expiatoire pour sauver le devenir du peuple berbère. Le Calife avait dit à Hassan "C'est sa tête ou la tienne". La Kahina sera décapitée.