BOUALEM SANSAL HUMANISTE
Le Figaro du 19 juin 2012

Modification 1 le 17 septembre 2012
" Aristidem expulerunt quod praeter modum justus esset " ( Ils expulsèrent Aristide parce qu'il était juste avant tout. ) La nouvelle est tombée que Boualem Sansal aurait été "sucré" par le Conseil des Ambassadeurs Arabes, du montant du prix du Roman Arabe, attribué par les dits.
Selon des "sources proches du dossier", il pourrait s'agir de "publicité déguisée" des dits, suffisamment efficace pour que nous nous précipitions nous procurer les œuvres de cet écrivain.
Conseil des Ambassadeurs Arabes, si tu nous lis ... merci.
Scoop : Aux dernières nouvelles, un Suisse richissime aurait proposé de compenser la défaillance du Conseil des Ambassadeurs Arabes, ce que Boualem Sansal aurait refusé sauf à en faire bénéficier une association caritative. Il reste à savoir qui est ce Suisse richissime. Est-ce un Chinois, un Indien, un Russe, un Arabe, un Suisse, ou un Français à 75% ?
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Voici donc la recension du film "La littérature, pas la guerre", co-édité par Arte et les éditions Alain de Sédouy. C'est de loin, à notre sens, le film le plus significatif de l'Algérie ( algérienne ) d'hier, et peut-être de celle de demain.
Dans ce film, Boualem Sansal se raconte, ou plutôt livre sa pensée, assis sur un petit appontement au bord de la mer Méditerranée.
- Première ambiguïté : ce n'est qu'à six ans qu'il a connu sa mère : dans une clairière, une femme en voile attendait. On nous a dit "c'est votre mère". Pas plus de 22 ans, trop jeune et trop belle pour être une maman, selon sa petite tête d'alors. Elle était de la ville, avait été au lycée, s'était éprise d'un garçon de la campagne, très religieux et arabisé, dont le milieu n'appréciait pas une belle famille trop proche des Français. Cela amène le jeune Boualem à se poser des questions sur l'unité de l'Algérie, qui n'existait pas : chaque communauté vivait sa vie sans se mêler aux autres. on aboutissait à "des mondes disjoints" sans véritable identité. Les Algériens "de souche" disaient : moi, je suis musulman, eux sont chrétiens. Pour tous, l'Histoire a été trop vite, ils n'arrivaient pas à suivre. Mieux, certains craignaient même que les deux communautés puissent enfin trouver une solution pour s'entendre.
C'est alors que la rébellion s'est idéalisée, avec des allusions furtives à des "héros sortis d'on ne sait où" magnifiés par la rumeur. Certains pensaient qu'il était fou de passer à la lutte armée, que c'était une affaire politique, d'autres pensaient que c'était trop tôt, d'autres enfin que c'était trop tard. Petit à petit, la rumeur est devenue force, chacun choisissant son camp, les uns estimant que le terrorisme était légitime, les autres que la torture l'était également pour éradiquer le terrorisme.
Pour la première fois, en 1956, le jeune Boualem est fouillé au lycée par le surveillant général. C'est pour lui un choc, une fracture. La "bataille d'Alger" fait "basculer" la population, mais pas exactement dans le sen souhaité par les services de l'Action Psychologique française.
Deuxième ambiguïté : dès 1959, l'indépendance devient inéluctable dans l'esprit des Algériens, mais les maquis sont écrasés par les grandes opérations militaires. C'est alors que les opportunistes montent au créneau pour se faire une petite "gloriole". À partir du cessez-le feu en mars 1962, ils seront surnommés les "marsiens", eux que Sansal considère comme la "plaie de l'Algérie". Autant la proclamation de l'indépendance est un grand moment de joie, autant elle déclenche des perspectives inquiétantes quant à la finalité de cette "libération". Les uns estiment qu'ils se sont mobilisés pour réaliser enfin ce que la France n'a pas su faire en Algérie. Les autres, persuadés que les religions ne peuvent pas cohabiter, veulent restaurer l'Islam unique et éradiquer le christianisme et ses chrétiens.
Finalement l'extrémisme l'emporte de tous côtés, c'est la razzia, la main basse sur la ville, les seigneurs de guerre s'approprient leur butin. C'est un mélange d'héroïsme et de bassesse qui déferle, plongeant les pieds-noirs dans une tristesse effroyable, passé l'épisode sanglant de l'OAS. Les Algériens tuent par vengeance (ou par plaisir ?) des dizaines de milliers d'autres Algériens. L'Algérie est jonchée de cadavres.
Troisième ambiguïté - le gouvernement algérien de l'Algérie naissante fait une erreur colossale en prenant pour modèle le régime soviétique, ce qui entraîne une économie bureaucratique et corruptible, une usine à gaz idéologique, avec en prime une arabisation et une "réislamisation" pure et dure. Certains prônent la patience, disent qu'il faut du temps à une révolution pour prendre ses marques, d'autres prêchent que ce sont là les séquelles du colonialisme, donc encore et toujours la faute de la France si les Algériens sont ce qu'ils sont. (Notons au passage que l'Algérie est en 2012 l'un des derniers pays à se revendiquer être une "république démocratique et populaire", privilège qu'elle partage avec la Corée du Nord et le Laos, ce qui est trop flatteur pour les habitants de ces deux derniers pays).
Boualem Sansal, ingénieur, docteur en économie, consultant, chef d'entreprise, découvre en entrant dans l'administration algérienne le "fonctionnement terrifiant" de l'État algérien, un État féodal. Pour se défouler, il devient écrivain. Dans le "Serment des Barbares", il décrit tout cela.
Mais dans les années 90, les islamistes sont assez puissants pour que le FIS (Front Islamiste du Salut) remporte les élections au premier tour. Le gouvernement annule les élections, et c'est la guerre civile, terrible, car celui qui va vous tuer est peut-être votre frère … La société civile algérienne est désemparée, et certains même ne pensent qu'à ramasser le plus de fric possible et partir au loin.
Vient l'accession à la Présidence de la République d'Abdelaziz Bouteflika, dont le programme séduit tout le monde : faire la paix, la synthèse entre toutes les aspirations de l'Algérie, y compris les rapports avec la France. Vaste programme eut dit le général de Gaulle. Dans le même temps, les romans de Boualem Sansal sont bien accueillis par le pouvoir algérien. Mais en 2003, Sansal commence à critiquer la politique mise en œuvre : la "concorde nationale" consiste à faire une amnistie générale, à faire entrer des islamistes au gouvernement, à laisser construire dix fois plus de mosquées que dans les quarante années précédentes, à subventionner lourdement les confréries que le FLN avait combattues pendant la guerre de libération. Cela ne plait pas en haut lieu. Sansal est limogé et une propagande orchestrée le victimise. (Ici nous divergeons quelque peu de Boualem Sansal, car le gouvernement algérien ne porte pas seul la responsabilité de cette dérive islamique, c'est une affaire de société civile algérienne ).
Interrogé sur son livre "Le village de l'Allemand", Sansal dit l'avoir écrit à partir d'une histoire vraie, celle d'un criminel de guerre nazi, réfugié en Egypte, "prêté" par Nasser à Houari Boumediene, et venu finir ses jours dans un petit village d'Algérie. Cette relation entre Hitler, le nazisme et l'islamisme est une histoire ancienne : Hitler a tenté de soulever les pays musulmans contre les Alliés en leur promettant monts et merveilles après la victoire finale du nazisme. Le nazisme a disparu, pas l'islamisme.
Au cours d'une séance de promotion de ses livres, Sansal est interrogé par un jeune homme, vraisemblablement d'origine algérienne, qui se désole de l'entendre maltraiter ainsi l'Islam. A quoi il rétorque qu'au contraire il défend l'Islam contre le radicalisme. Il ajoute même qu'il existe un courant de pensée réformateur parmi les musulmans pour une libération de l'emprise exagérée d'une certaine interprétation de sa religion. Il célèbre l'image de sa mère, profondément et fervente croyante. L'Islam doit retrouver sa vraie place dans la mesure où la spiritualité ne peut être qu'individuelle.
Le film se termine par un entretien avec des étudiants algériens. Franchement, l'une d'entre eux ne souhaite pas vivre et travailler en Algérie, seulement elle ne veut pas couper les ponts avec le pays de ses ancêtres. D'autres, conscients de cette chape qui recouvre peu à peu l'Algérie, considèrent comme un devoir d'essayer d'améliorer la situation. Un "devoir", voilà une parole responsable qui tranche avec tant d'autres qui ne parlent que de "droits". Nous souhaitons à tous ces jeunes la pleine réussite de leurs vœux.
Enfin à titre de "bonus", voici qu'après que Boualem Sansal ait fait une brillante conférence en juin 2012 à l'Académie des Sciences d'Outre-Mer, un des membres lui a demandé quel était l'état de la langue française en Algérie, il a eu cette anecdote croustillante :
Les Allemands devaient conclure un traité commercial avec l'administration algérienne. Comme l'arabe est la langue officielle de l'Algérie, ils ont demandé, pour ne pas déroger à la Constitution algérienne une version en arabe parallèlement à la version allemande. Effarement des négociateurs algériens : "Mais on ne sait pas faire ! ". Après échange de vues, ils sont convenus qu'il y aurait aussi une version française, qui, elle, ferait foi en cas de litige !
( Avec l'aimable autorisation de Boualem Sansal et des Éditions Alain de Sédouy )