BARRAGES ÉLECTRIFIÉS
Au premier coup d'œil, l'aspect du barrage électrifié n'a rien de spectaculaire.
Création le 1 novembre 2011
L'histoire de la polyeurcétique - l'art des fortifications - est pleine d'ouvrages défensifs linéaires, tels que la grande Muraille de Chine, le fossatum romanum, illustré entre autre par le Mur d'Hadrien en Écosse, plus récemment la Ligne Maginot, et la ligne Siegfried, le Mur de l'Atlantique, la frontière des pays sous régime soviétique, illustrée par le Mur de Berlin, le 38ème parallèle entre les deux Corées, mais aussi d'autres lignes moins connues telles que les frontières entre l'Arménie et la Turquie ou l'Azerbaïdjan, la frontière turque de Chypre, les barrages d'Israël , le mur que les États Unis veulent édifier à la frontière du Mexique …
Il y a d'autres lignes fortifiées virtuelles qui délimitent des "sanctuaires" : le sanctuaire chinois, pendant les guerres d'Indochine et de Corée, et actuellement la frontière du Pakistan pendant la guerre d'Afghanistan. Le franchissement de ces lignes est susceptible de déclencher des conséquences internationales majeures.
Pendant la guerre d'Algérie, il y a eu trois lignes (deux côté Tunisie, une côté Maroc), la "ligne Morice", du nom du ministre André Morice, et deux sanctuaires, la Tunisie et le Maroc. C'est d'ailleurs pour "imperméabiliser" les sanctuaires côté Algérie qu'ont été construites ces lignes. De 30% d'efficacité au départ, la ligne a terminé à près de 100% en 1962.
S'il convient de rendre hommage à la technicité dont a fait preuve l'armée française, il faut tout autant rendre hommage au courage, confinant à l'héroïsme, des combattants de l'ALN qui ont tenté et parfois réussi le franchissement de ces barrages.
Les données techniques, les commentaires des chefs de l'ALN et les photos sont extraites du livre édité par la Revue Internationale d'Histoire militaire, sous le titre "Guerre d'Algérie - La défense des frontières. Les barrages - 1956-1962".
Par ailleurs, le colonel Sélim Saâdi ne nous en voudra certainement pas de publier un large extrait de sa prestation au journal El Watan du 2 décembre 2010
D'abord quelques données : - le linéaire à l'est : 380 km et à l'ouest : 550 km - L'électrification a commencé en début 1957. Le 6 juin, le ministre de la Défense, André Morice, donne l'instruction impérative de la terminer fin octobre. En octobre 1958, Le général Challe fait construire à l'est une deuxième ligne plus près de la frontière. Il y aura 3 000 km électrifié en 1961 et 104 centrales. Le dispositif est complété par des champs de mines, des sismophones et des radars. La tension est de 2 500 volts pendant la journée et de 5 000 volts la nuit.
Ces lignes sont un compromis entre les parades trouvées par l'ALN et les progrès techniques. La proclamation de l'indépendance au Maroc et en Tunisie en 1956 entraînant le départ de l'armée française de ces pays crée une situation nouvelle : camps d'entraînement et alimentation en armes de combat. Au milieu de 1957, on évalue une moyenne mensuelle de 2 000 passages et de 1 000 armes entrées. - De janvier à mai 1958 a lieu la "bataille des frontières", dès l'arrivée du 1er Régiment Étranger de Parachutistes dans la région de Guelma. Les affrontements vont jusqu'au corps à corps. En quatre mois, l'ALN perd près de 4 000 hommes, et plus de 2 000 armes. Les Français perdent près de 300 hommes.
C'est à l'été 1960 que le commandement de l'ALN se préoccupe de franchir les barrages. Il fait appel à des experts russes, chinois, yougoslaves et indonésiens. Mais il faudrait de l'aviation, or le Maroc et la Tunisie refusent l'utilisation de leurs aérodromes, et contrôlent l'artillerie lourde.
Alors, le colonel Boumedienne change de tactique en utilisant les compétences des anciens officiers français d'origine algérienne, et en formant une armée de plus de 15 000 hommes, qui entrera en Algérie en 1962, dès l'indépendance, intacte et "victorieuse" pour y faire la loi, au détriment d'une résistance intérieure laminée. Cependant l'action la plus puissante contre le barrage Est aura été déclenchée le 6 mars 1962.
En raison de l'efficacité de ce barrage, l'impact sur le moral des troupes de l'ALN est important :
- Colonel Si Salah, chef de la Wilaya 4 : "Vous avez interrompu radicalement tout acheminement de compagnies et de matériel de guerre depuis 1958 … Vous êtes enlisés dans la bureaucratie. Ne pouvons plus en aucune manière assister les bras croisés à l'anéantissement de notre chère ALN."
- Hocine Aït Ahmed, chef historique du FLN le 29 juin 1960 : "La destruction des deux barrages par les volontaires revêtirait une portée politique et stratégique considérable. Sur le plan stratégique, elle aurait pour effet de fixer les meilleures troupes françaises le long des frontières …" Puis en 1963 : "Les causes de la crise ? C'est la ligne Morice, c'est la ligne Challe, ce sont les barrages électrifiés… Asphyxiée, l'ALN poursuivait un combat de plus en plus inégal."
- Ferhat Abbas, en 1960 : "Il devient de plus en plus impossible de franchir les barrages pour alimenter la Révolution à l'intérieur." Et encore, dans "Autopsie d'une guerre" - 1980, "Amirouche sous-estimait l'efficacité de la ligne Morice. L'asphyxie ne venait pas de la carence du GPRA, mais de la quasi impossibilité pour l'ALN de franchir les frontières."
Quel a été le coût des barrages ?
- Le barrage lui-même : 250 millions de NF
- Le matériel et les mines : 250 millions de NF.
Mais il faut y ajouter le matériel d'artillerie, l'immobilisation de près de 40 000 hommes, et bien entendu la maintenance. L'impact économique s'est répercuté sur les fournisseurs, particulièrement de matériel de haute technologie, dont les radars. En revanche, l'économie algérienne a bénéficié de contrats de location d'engins, etc., et l'État algérien a pu bénéficier ultérieurement de routes et bâtiments créés spécifiquement pour la mise en œuvre de ces barrages.
LA SURVEILLANCE
La surveillance du barrage de nuit était assurée par des éléments motorisés montés sur scout-cars ou sur half-tracks. Ces patrouilles, conventionnellement appelées "la herse" consistaient à longer le barrage en suivant la piste technique à faible vitesse, et en éclairant au projecteur la ligne électrifiée. La durée de travail de nuit du démineur de l'ALN étant évaluée à 20 minutes minimum, suivant le terrain et l'expérience du démineur. Mais lorsque le réseau fut complètement électrifié, il lui fallait au moins une heure. A partir de cela on calculait la fréquence des herses.
Mais ce n'était pas tout, des patrouilles à pied - les lessives - circulaient dans la zone interdite pour déceler les traces de passage, ainsi que les mines posées par le démineur. Plus tard un hélicoptère survolait matin et soir le barrage pour vérifier l'absence de coupures. Chaque nuit, une ou deux embuscades étaient tendues, particulièrement aux endroits plus faciles à franchir comme les oueds. Une ligne téléphonique courrait le long de la piste et permettait un contact permanent des patrouilles avec les postes.
Dans chaque poste de compagnie, un élément d'intervention était en alerte. Un système radar-canon fut installé sur le barrage de la frontière tunisienne, avec efficacité, dans le même temps que l'ALN mettait en œuvre des mortiers. Ce système radar-canon fonctionnait principalement de nuit, tandis que de jour, il y avait un guet optique. L'expérience aidant, entre le repérage et les premiers tirs, il se passait seulement de l'ordre de 2 minutes …
A titre d'exemple, lors d'une tentative de passage par un bataillon à 4 compagnies, un prisonnier raconta que c'était sa huitième tentative de franchissement, et que les sept fois précédentes, pris inopinément sous les feux de l'artillerie, ils avaient du revenir en Tunisie. Mais parfois les moudjahidin trouvaient la parade soit par leur connaissance du terrain, en parcourant des zones que le faisceau des radars n'atteignait pas, soit en utilisant des petits postes transistors dont le grésillement les prévenait de l'approche du faisceau et les incitait à s'aplatir au sol.
Parfois, des tentatives lourdes de l'ALN ont donné lieu à de véritables batailles rangée, telle celle du M'zi, entre un bataillon de l'ALN lourdement armé et les commandos de Marine héliportés et couverts par l'aviation.
Pendant les négociations d'Evian, les directives de l'armée française étaient "nettes" : - Maintenez le barrage en état !
- Faut-il l'ouvrir sur la demande de l'ALN ? - Non.
- Si elle insiste, faut-il aller jusqu'à l'ouverture du feu ?
Après quelques aller-retour jusqu'à Paris, réponse du gouvernement français :
- Non, débrouillez-vous autrement !
L'ALN n'a pas insisté. Aurait-elle été mise au courant par Paris ?
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Compte-rendu d'une tentative de franchissement par le colonel Sélim Saâdi
Jour «J» -après-midi du 26 novembre 1959 Opérant pour la première fois dans ce secteur, nous avions reçu un certain nombre de guides du bataillon Didouche qui devaient aussi bien servir au sein de nos patrouilles de reconnaissances que dans l’accompagnement du gros des forces chargées d’assurer le franchissement du détachement en question. Dans l’après-midi, nos patrouilles prirent le départ en direction du lieu de franchissement et devaient progresser à travers un massif forestier jusqu’à la lisière à partir de laquelle elles devaient observer les activités de l’ennemi sur le barrage électrifié. Dès la tombée de la nuit, elles devaient se porter vers le lieu de franchissement, se poster à proximité et attendre l’arrivée du gros des troupes.
En fin d’après-midi (les journées étaient courtes en cette saison), nous fîmes partir une avant-garde sur la trace des patrouilles de reconnaissance, suivies quelques temps après par le détachement de la Wilaya III que nos forces encadraient de toutes parts.
Les combattants du détachement en question étant lourdement chargés, puisqu’une partie de leurs équipements était destinée aux combattant de l’intérieur, nous dûmes les aider dans leur tâche, au moins jusqu’au franchissement. Je progressais à travers le massif forestier en tête de cet ensemble, sur la trace de l’avant-garde, quand soudain j’entendis un éclat de voix qui venait de l’arrière. Je donnai l’ordre de stopper le mouvement et retournai sur mes pas pour savoir d’où venaient ces éclats de voix qui continuaient de plus belle.
Arrivé sur les lieux, j’ai aperçu Abdelkader El Bariki, en train de sermonner son opérateur radio, lequel avait fait une chute à terre, qui provoqua une entorse à son pied, le rendant de ce fait inapte à poursuivre son déplacement. Abdelkader El Bariki était fou de rage, car cet opérateur et son équipement radio étaient destinés à rétablir la liaison entre la Wilaya III et le commandement extérieur, ce qui compromettait, à ses yeux, l’objet même de sa mission. Il prétendait que ce geste n’était pas accidentel et que cet homme méritait un châtiment exemplaire.
Je le calmai en lui disant qu’il valait mieux qu’un tel accident, quelle qu’en soit la cause, arrivât avant le franchissement, qu’après. Les conséquences auraient été plus graves. Nous décidâmes de laisser sur place cet homme, assisté d’un autre, avec l’intention de les récupérer à notre retour.
Nous reprîmes notre progression et quelque temps après nous arrivâmes en vue de la ligne électrifiée.
Amorce du franchissement
Avant d’aborder l’action de franchissement proprement dite, il faut rappeler la psychose qu’entretenait la propagande ennemie autour des lignes de défense qu’ils avaient installées, notamment la partie électrifiée à haute tension (10 000 volts), qui, d’après la rumeur, se présentait comme un aimant qui attirait tous ceux qui s’en approchaient et les foudroyait. Nous avions, bien entendu, combattu cette rumeur en insistant uniquement sur le fait de ne pas toucher la ligne par aucune partie du corps et qu’il fallait utiliser des cisailles isolées en rapport avec le haut voltage.
Aussi, pour lever toute appréhension, j’entrepris moi-même, au moment de l’ouverture de la brèche dans le barrage, de cisailler la ligne électrifiée. C’était impressionnant de voir à chaque coupure du fil les étincelles qui jaillissaient lorsqu’il court-circuitait un autre fil. Pour ceux qui connaissaient les lois de l’électricité ce phénomène n’avait rien d’extraordinaire.
C’est au moment où nous achevions de faire la brèche (la coupure de la ligne électrique avait donné l’alerte aux postes de défense implantés de part et d’autre) qu’on vit se déclencher un déluge de feu d’artillerie, suivi quelque temps après par l’arrivée sur les lieux d’engins blindés qui criblaient de leurs tirs toute la bande de terrain longeant le barrage.
Nous nous abritâmes dans un petit cours d’eau qui serpentait à proximité de la ligne en attendant la fin de ces tirs ou leur report vers d’autres cibles. Nous ne tardâmes pas à entendre et à apercevoir la lueur d’autres feux émanant d’autres secteurs où la même opération se déroulait. Ce fut un embrasement général de toute la bande frontalière aussi loin qu’on pouvait voir ou entendre.
Quant à nous, nous continuions à patauger dans cette eau boueuse et glaciale, tandis que les balles continuaient à siffler au-dessus de nos têtes. Juste à côté de moi, un combattant qui s’était redressé pour sortir son corps de l’eau, reçut une balle en pleine épaule, ce qui le projeta de nouveau dans l’eau. Nous dûmes lui porter immédiatement secours pour ne pas qu’il se noie, plus par panique que par la profondeur de la rivière.
Nous restâmes ainsi dans cette position, pour le moins inconfortable, jusqu’à ce que l’ennemi, persuadé de notre repli, ralentisse sensiblement ses tirs directs et reporte ses tirs d’artillerie vers la frontière.
Je donnai, à ce moment, l’ordre de repli. Nous passâmes en revue les lieux pour voir s’il y avait des morts ou des blessés, puis nous primes le chemin du retour, ramenant avec nous les blessés qu’on trouvait sur notre passage.
Arrivés à notre base de départ nous fîmes un point de situation des effectifs et nous fûmes soulagés d’apprendre que nos pertes étaient minimes eu égard aux énormes moyens déployés par l’ennemi. Nous nous restaurâmes et nous accordâmes un moment de repos bien mérité après de telles épreuves.
CONCLUSION
faite par le général Multrier, commandant la Zone Est Constantinoise (1961-1962)
Le barrage a duré 5 ans, 1957-1962 Dès son début, il a bien signalé toutes les coupures subies. Il n'a jamais pu en indiquer ni la nature, ni l'origine, et encore moins si la coupure était suivie de franchissement. Pour le déterminer, il a fallu employer la "herse" pendant longtemps, puis de petites équipes de fantassins disséminées à proximité du barrage, qui allaient, à pied, examiner la coupure. Tout cela retardait l'interception. Les forces d'intervention, averties et orientées par le barrage, ont assez vite amélioré leur taux de succès passé en dix huit mois de 30% à près de 100% grâce à l'amélioration des bouclage.
Résultat parfait, mais fragile : le FLN aurait pu ne pas attendre 1962 pour découvrir qu'il pouvait assez facilement paralyser, pour une nuit, un tronçon de barrage dépassant 100 km, et alors tout était remis en cause.
À partir de 1960, les tentatives de passage ont pratiquement cessé. Il est difficile d'en connaître la raison : efficacité des interceptions ? ou une décision de Boumedienne en raison de l'évolution de la situation générale ? Si la deuxième raison est la bonne, le barrage était devenu plus nuisible qu'utile : il constituait un objectif de choix pour le FLN qui pouvait s'offrir à ses dépens des succès spectaculaires à peu de frais.
Le perfectionnement des dispositifs de bouclage avait fait de l'interception un mécanisme automatique prédéterminé. Le rendement fut excellent, mais il semble bien que l'esprit d'initiative des officiers et l'aptitude à la manœuvre des petits cadres en ont souffert : cela apparut lors d'opérations de ratissage montées pour garder le contrôle des postes entre barrage et frontière. Le dispositif "barrage-interception" n'avait pas de souplesse et exigeait presque tous les moyens des commandants de secteur. Ceux-ci n'avaient donc plus les moyens de faire face à une situation imprévue, surtout en avant du barrage …
L'apparition des mortiers lourds et d'artillerie dans l'ALN nous aurait obligé à revoir tout le dispositif, à remplacer les postes par des blockhaus bétonnés ; on serait alors arrivé à une frontière fortifiée où le barrage n'avait plus sa place.