L'EMIR EN SYRIE
Création le 2 juin 2010
Modification 1 : 28 mars 2013
Modification 2 : 28 août 2017 : prénom de Lanusse
Quelque peu poussé par les puissances européennes, l'Empire Ottoman tente de se moderniser et le sultan Abd-el-Majid promulgue en 1856 un décret (Khatti Oumayoun) qui proclame l'égalité entre tous les sujets de l'Empire, qu'ils soient musulmans ou non. L'effervescence monte - les chrétiens relèvent la tête et les extrêmistes musulmans ne le supportent pas. Le gouverneur de Damas, Ahmed Pacha croit astucieux de fomenter des émeutes. Les Algériens alertent Abd el-Kader, qui se rapproche du consul de France (par intérim) Michel Lanusse. Par deux fois Abd el-Kader et Lanusse réunissent le corps consulaire et vont trouver Ahmed Pacha qui les rassure abondamment. La troisième fois, cela devient sérieux, mais les autres consuls prennent les choses à la rigolade. Abd el-Kader et Lanusse comprennent alors qu'ils ont affaire au chef de cette conspiration. Tandis que Lanusse achète des armes en secret contre l'avis de l'ambassadeur de France en Syrie, Abd el-Kader rameute la communauté algérienne qui vient se joindre à lui par petits groupes discrets pour atteindre 1100 moudhjahidine.
Le massacre commence, un bain de sang : parfois des cadavres sur 1 mètre de haut. Alors Abd el-Kader circule dans Damas avec ses fils et des escortes d'Algériens pour sauver un maximum d'innocents, y compris les consuls d'Europe, de Russie, des Etat-Unis dont les consulats seront pillés ou incendiés. Abd el-Kader dit à Lanusse : «Maintenant, écoute et pèse bien mes paroles : moi vivant, un seul de mes Moghrébins vivant, on ne touchera pas à ta personne, car je suis responsable de toi vis-à-vis de celui qui m’a fait libre. Le danger grandit ; je dois donc agrandir mes moyens de défense. Si tu persistes à demeurer ici, tu m’obliges à diviser les forces dont je dispose ; si tu consens, au contraire, à devenir mon hôte, je puis appliquer à secourir les chrétiens les soldats que j’emploierais à te protéger. Tu m’as dit toi-même que là où est le drapeau de la France, là est la France. Eh bien ! emporte avec toi ton drapeau, plante-le sur ma demeure, et que la demeure d’Abd el-Kader devienne la France.»
Mais la populace encercle cette grande maison double et réclame les chrétiens.
L’Émir se détermine donc à aller seul au-devant de la foule pour la haranguer, sans armes.
«Ô mes frères, votre conduite est impie. A quel degré d’abaissement êtes-vous descendus puisque je vois des musulmans se couvrir du sang de femmes et d’enfants. Dieu n’a-t-il pas dit «Celui qui aura tué un homme sans que celui-ci ait commis un meurtre ou des désordres dans le pays sera regardé comme le meurtrier du genre humain tout entier ...»
- Ô le soldat de la guerre sainte ! répondent avec ironie les chefs de la multitude, nous n’avons pas besoin de tes conseils. Que viens-tu te mêler de nos affaires ? Infidèle ! livre-nous ceux que tu as cachés dans ta maison. Si tu ne le fais pas, nous t’envelopperons dans la proscription dont nous avons frappé les infidèles : nous te réunirons à tes frères.»
- Les chrétiens ! les chrétiens ! s’écrie la foule frémissante,
- Les Chrétiens ! répond Abd el-Kader dont les yeux commencent à lancer des éclairs : Tant qu’un seul de ces vaillants soldats qui m’entourent sera debout, vous ne les aurez pas, car ils sont mes hôtes. Égorgeurs de femmes et d’enfants, fils du péché, essayez donc d’enlever de chez moi ces Chrétiens auxquels j’ai donné asile, et je vous promets de vous faire voir un jour terrible, car vous apprendrez comment les soldats d’Abd el-Kader savent faire parler la poudre. Et vous mes Moghrebins, que vos cœurs se réjouissent, car, j’en prends Dieu à témoin, nous allons combattre pour une cause aussi sainte que celle pour laquelle nous combattions autrefois ensemble !
Kara ! mon cheval, mes armes !
À cet appel de leur ancien sultan, il s’élève des rangs des Moghrebins une immense acclamation qui sans doute parait aux assaillants une confirmation suffisante des paroles de l’émir, car la foule se rue comme un troupeau vers toutes les issues. A partir de ce moment, des colonnes de 100 à 200 Moghrebins sont envoyées dans les différents quartiers de la ville pour recueillir les chrétiens. Au bout du troisième jour, 4 000 chrétiens se trouvent entassés sans pouvoir même s’asseoir dans la demeure de l’Émir... Cette fois-ci Ahmed Pacha prend peur. Il cède alors complètement et donne refuge aux chrétiens dans la citadelle, tandis qu’Abd el-Kader paie 50 piastres pour chaque Chrétien qui lui sera conduit vivant. 12 500 au total furent sauvés.
Abd el-Kader écrit à Alexandre Bellemarre (qui relate ci-dessus les événements) :
«Tu t’es trompé en m’adressant tes félicitations : je ne les mérite pas, car, au milieu de ces événements, je n’ai été qu’un instrument. Reporte tes louanges à celui qui m’a dirigé, à ton sultan (Napoléon III) et au mien. Lorsque je m’avançais à travers les rues de Damas, je le voyais, marchant devant moi. Je n’ai donc rien fait qu’obéir, et l’obéissance ne justifie pas les louanges que tu m’accordes ; elles reviennent toutes à celui qui a ordonné.»
La nouvelle provoque un choc dans le monde entier. Une avalanche de décorations et de félicitations déferle sur Abd el-Kader. Le plus émouvant : ce courrier de l'iman Chamyl, prisonnier des Russes et héros du Caucase : "J'ai été content de toi. Tu as fait revivre la parole du Prophète et tu as mis un frein à ceux qui violent ses décrets." Ce à quoi Abd el-Kader répond : "Ce que nous avons fait en faveur des Chrétiens est un devoir de religion et d'humanité."
Abd el-Kader s'est fait photographier par Carjat avec toutes ses médailles, non parce qu'il avait la grosse tête, mais par politesse envers tous ceux qui l'avaient honoré. Cette photo, débarrassée de ses décorations, a servi de modèle au tableau - absolument superbe - de Hocine Ziani, exposé à Alger.
La suite des événements ? Ahmed Pacha est exécuté, ainsi que quelques autres sur ordre du gouvernement turc. Abd el-Kader est fortement sollicité par Napoléon III en 1865 pour être sultan de Syrie, mais il refuse en disant que c'est aux Arabes de se gouverner eux-mêmes. Michel Lanusse a sans doute du avoir un blâme pour avoir outrepassé ses instructions ? En tout cas il est tombé dans l'oubli. Quant à l'ambassadeur de France en Syrie, il est également tombé dans l'oubli.