L'EMIR EN FRANCE



L'entrevue d'Amboise (Ange Tissier) et la loge de l'Opéra (L'illustration)

 
Création le 19 mai 2010

Modification 2 : 28 mars 2013
Modification 3 : 6 février 2017 - Les deux tableaux ...

Abdelkader débarque en décembre 1847 à Toulon avec sa famille et 98 personnes de sa suite ; il est assigné au fort Lamalgue, puis au château de Pau. Mais il est assisté par des officiers d’ordonnance de qualité, le colonel Daumas et le capitaine Boissonnet, grâce à qui on saura beaucoup sur la vie passée et présente du prisonnier, et qui, d’autre part, renseignent abondamment leur «hôte» sur la société civile française.

Louis-Philippe est bien conscient de l'incongruité de la situation et, ne pouvant se fâcher ouvertement avec les membres de son gouvernement, envoie un "agent secret" auprès d'Abd el-Kader, avec pour mission d'assurer à ce dernier que son emprisonnement n'est que provisoire, et qu'il sera libéré dès que possible. Cet agent secret n'est autre que le peintre Horace Vernet, qui a une merveilleuse couverture : faire le portrait d'Abd el-Kader ! C'est ainsi qu'on peut admirer ce portrait, qui a d'ailleurs été copié peu de temps après par Marie-Éléonore Godefroid (dont la copie se trouve au Musée de l'Armée à Paris), avant de faire partie d'une collection privée, et que nous avons photographié dans son cadre chez son propriétaire. La différence majeure entre les deux tableaux est la partie gauche du voile, qui est moins "naturelle" chez Madame Godefroy.


 Abd el-Kader par Horace Vernet


Copie par Marie Éléonore Godefroid

Mais le nouveau Ministre de la guerre François Arago déclare, sans rire, que "la République le prenait dans la situation dans laquelle l’ancien gouvernement l’avait laissé, c’est à dire prisonnier».

Quant à Lamoricière, devenu ministre de la guerre, il ne répond même pas aux courriers d’Abd el-Kader et - c’est un comble - signe l’interdiction de recevoir du courrier sans passer par lui ! Il le fait quand même transférer à Amboise, qui est plus un lieu d’assignation à résidence qu’une prison comme le château de Pau. Mais Abd el-Kader supporte très mal cette situation, malgré les visites de plus en plus nombreuses de personnalités françaises, subjuguées par son charisme.

C'est qu'une partie des dirigeants français redoutait de voir Abd el-Kader repartir fomenter des troubles en Algérie, tandis que d'autres lui reprochait le massacre d'une centaine de prisonniers français dont il n'était pas directement responsable.

Le président Bonaparte (premier Président de la République français ) laisse passer quelques mois pour désamorcer l’hostilité des politiques envers Abd el-Kader ... jusqu’au moment où il réalise son coup d’état. Alors son premier geste est d'aller à Amboise annoncer à Abd el-Kader sa liberté et lui dire (Nous laissons parler Alexandre Bellemare pour la suite de cet article) :

«Depuis longtemps, vous le savez, votre captivité me causait une peine véritable, car elle me rappelait sans cesse que le gouvernement qui m’a précédé n’avait pas tenu les engagements pris envers un ennemi malheureux ; et rien à mes yeux de plus humiliant pour le gouvernement d’une grande nation que de méconnaître sa force au point de manquer à sa promesse ..." Il lui propose d'habiter le Trianon, mais Abd el-Kader préfère vivre en pays musulman.

Abd el-Kader arrive à Paris le jour d’une représentation extraordinaire à l’Opéra. On l’y invite. D’abord, il manifeste peu d’empressement car il est fatigué, mais sur l’observation que le "sultan" (Le Président Bonaparte) assisterait à cette représentation, il se lève aussitôt :
- Le sultan sera là ?
- Oui
- Je verrai le sultan ?
- Oui, mais de loin.
- C’est égal, je le verrai ; partons.

Quel sera le comportement de la salle (le tout-Paris aristocratique, scientifique, littéraire) ?

L’incertitude ne fut pas de longue durée : c’était la sympathie qui l’emportait. Une seule pensée : lui serait-il permis d’aller porter au "sultan" l’hommage de sa reconnaissance ? Oui. Le bruit de cette nouvelle se répandit instantanément dans toute la salle ; aussitôt, chacun de prendre ses dispositions pour se trouver sur le passage de l’homme célèbre, dont le nom avait été si souvent mêlé à nos triomphes, parfois à nos revers. La réception qui l’attendait devait laisser bien loin d’elle toutes les suppositions que l’on eût pu faire, car, nous devons le dire à l’honneur de notre nation, sur les mille personnes peut-être qui, à partir de la loge occupée par Abd el-Kader jusqu’à celle du prince, se pressaient sur deux rangs serrés, il n’y eut pas un homme qui ne se découvrit, pas une femme qui n’agitât son mouchoir devant le héros des légendes algériennes. Le Président lui ouvrit les bras et l’embrassa.

Pendant les deux jours, consacrés par l’Émir à visiter divers monuments, une foule sympathique se pressa constamment sur ses pas, et ce ne fut point sans une vive émotion qu’il vit le peuple dans la rue, comme la veille l’aristocratie à l’Opéra, mettre chapeau bas devant lui.

Pendant les 15 jours de son séjour à Paris, il reçoit 300 visiteurs. Et même un des prisonniers de la deira prie Alexandre Bellemarre d’intervenir auprès de l’Émir pour qu’il l’emmenât comme domestique à Brousse.

Une dame demande à Abd el-Kader l’autorisation de venir le revoir, lorsqu’au 2 décembre suivant, il fera un second voyage à Paris, «Ce n’est pas vous qui me le demandez, Madame, répondit l’Émir, c’est moi qui vous le demande.»

Au maréchal Valée, il écrit : « Je vous pardonne de m’avoir fait la guerre, mais je ne vous pardonne pas de ne pas m’avoir dit que vous aviez été malade ...»

Les 21 et 22 novembre, la France vote pour l’Empire. Dans sa lettre au maire d’Amboise, Abd el-Kader demande à s’associer, lui et les siens, à ce vote : «Nos enfants ont vu le jour en France, vos filles les ont allaités, nos compagnons, morts dans votre pays, reposent parmi vous, et le sultan, juste entre les justes, m’a rangé au nombre de ses enfants, de ses soldats en me donnant un sabre de ses mains. Nous devons donc nous regarder aujourd’hui comme Français.»

Après le scrutin, Napoléon III ira directement lui dire : «Vous voyez, votre vote m’a porté bonheur

Puis Abd el-Kader part en train pour Constantinople, et personne ne fait attention à lui à l’arrivée. Le pacha de Brousse : «Pourquoi déranger mes chevaux pour un Arabe ? Est-ce que des chameaux ne sont pas assez bons pour lui ?»

Arabe au milieu d’une population de Grecs et de Turcs, il ne se trouve pas à l’aise à Brousse. Il profite du tremblement de terre pour demander un nouvel asile. Il arrive à Marseille, atteint par le choléra. À peine guéri, il se trouve à Paris lorsque le télégraphe apporte la nouvelle que Sébastopol était tombé. Le ministre de la guerre désire que l’Émir s’associe, par sa présence à Notre Dame, aux actions de grâces que la France et son souverain allaient rendre à Dieu.
«Penses-tu que je fasse plaisir au sultan si je vais à la mosquée des chrétiens ?
- Sans aucun doute.
- Alors j’irai."

À la sortie de la cathédrale, le peuple de Paris le remercie par une ovation chaleureuse.

Abd el-Kader arrive enfin à Damas en décembre 1855.