TROIS EN UN
Modification 2 : 28 mars 2013
Modification 3 : 16 mai 2016 : couverture du livre et photo
Pour analyser le livre de Rémy Madoui "J'ai été fellagha, officier français et déserteur" - Editions du Seuil, il faut cultiver à fond le paradoxe. Suivre le parcours atypique de ce jeune homme dans sa quête de liberté, d'égalité et de fraternité, pour que vive l'Algérie, c'est aller au fond de choses, ce que la plupart des gens ont tant de mal à comprendre. Nous supposerons, par principe de précaution, que ce récit personnel est authentique.
Car enfin, Rémy Madoui peut prétendre à une retraite d'ancien moudjahid bien méritée. Il peut aussi prétendre à une retraite d'ancien combattant français bien méritée.
Au lieu de cela, il est condamné à la torture par les uns, à la prison par les autres. C'est bien une histoire de fous. Il est le genre de cadre supérieur que la France et l'Algérie auraient du s'arracher à prix d'or !
Voici donc un drame en trois actes. Nous prendrons la liberté, pendant les entractes de livrer nos impressions.
ACTE 1 - LE MAQUIS
Eté 1955. Madoui est dans sa 15 ème année. C'est un jeune homme de bonne famille, pianiste à ses heures. Donc, pour cette raison, rien à voir avec ce Caius Cassius, à propos duquel Shakespeare fait dire à César : "But I fear him not. Yet if my name was liable to fear, I don't know the name I should avoid so soon as that spare Cassius. He hears no music ...".
(Pour Caius Cassius, voir : http://www.e-scoala.ro/referate/engleza_shakespeare_cassius.html. Pour Caius Avidius Cassius, un autre Cassius pas triste, qui défia Marc-Aurèle, voir : http://www.mediterranees.net/histoire_romaine/empereurs_2siecle/Histoire_Auguste/Avidius/Avidius-int.html)
- Papa, ils ont besoin de moi ...
- Tu es jeune. Les gens qui sont en âge de se battre ... ce n'est pas ce qui manque en Algérie. Et tes études ?
- Ils n'ont pas assez de gens éduqués. Je serai dans "l'administration" du FLN. Je te promets de reprendre mes études dès la fin de la guerre. Avec tout le boucan qu'on va faire, la France va bien se pencher sur le problème algérien et le résoudre ...
J'étais convaincu que c'était une affaire d'un an ou deux..."
Et c'est parti pour le maquis, Wilaya 4. sur la base de "l'appel au peuple algérien" du 1er novembre 1954, adressé par le Secrétariat général du Front de libération nationale au peuple algérien. Cet appel est un texte fondateur, à condition d'être pris au sérieux. Entre autres, il dit que :
"en dernier lieu, afin d'éviter les fausses interprétations et les faux-fuyants, pour prouver notre désir de paix, limiter les pertes en vies humaines et les effusions de sang, nous avançons une plate-forme honorable de discussion aux autorités françaises si ces dernières sont animées de bonne foi et reconnaissent une fois pour toutes aux peuples qu'elles subjuguent le droit de disposer d'eux-mêmes." ... "Les intérêts français, culturels et économiques, honnêtement acquis, seront respectés ainsi que les personnes et les familles".
C'est dans une atmosphère de franche camaraderie que débute cette aventure. Il faut tout organiser dans une atmosphère de "jeu de piste" : "je me laissais électrisé par une joie qui déferlait en moi, joie de l'amitié, de la camaraderie et d'une considérable fierté de me trouver là avec ces révolutionnaires de la première heure qui allaient changer le monde."
Il y a des pays
Où les gens au creux des lits
Font des rêves.
Ici, nous, vois-tu
Nous on marche et on nous tue
Nous on crève ...
Pas étonnant qu' "Avidius" Boumedienne s'en soit souvenu - car il avait une bonne mémoire - en écrasant la wilaya 4 en 1962.
L'organisation de la wilaya se poursuit avec succès. Le problème est celui de la population : "Il fallait rapidement convaincre les Algériens sceptiques, pro-français, employés de l'administration française, anciens combattants, de rejoindre le FLN. En cas de refus, ils étaient assassinés publiquement ou par des attentats spectaculaires pour persuader les "tièdes". Il fallait aussi obliger la population des campagnes à participer à toutes les actions de sabotage."
Peu à peu, le conflit attentats-répression dégénère vers la violence pour tous. In fine, Madoui finit par se demander : "Était-il incontestable dans l'intérêt des Algériens de les avoir lancés dans le plus atroce des conflits pendant plus de sept années ? La réponse est manifeste quand on connaît le despotisme des dictatures que le peuple continue d'endurer depuis la fin de la guerre en 1962."
Madoui ( ou plutôt son nom de code ) perd de nombreux camarades, ainsi que son père tué par l'armée française. Quelque soit le camp choisi, chacun était la cible de l'autre camp.
L'insurrection décide de s'organiser sur le plan de la nation. Elle se rassemble dans le congrès de la Soummam. Comble de l'ironie, au cours de l'accrochage, un mulet, porteur de tous les secrets de la révolution, décida de se rallier à l'armée française. Il transportait tous les documents relatifs à la conférence et le nom du lieu où elle était initialement prévue ( la chaîne des Bibans ). Finalement cette conférence a lieu dans la vallée de la Soummam, à la barbe des autorités françaises.
Tous les massacres intolérables commis par des membres du FLN furent condamnés à l'unanimité par les membres du Congrès, en particulier le massacre appelé la "nuit rouge de la Soummam" commis par Amirouche. "Il fut également décidé d'éliminer toute opposition, organisée ou individuelle, au FLN. Seuls les messalistes refusèrent de se rallier à la révolution et la guerre civile ne tarda pas ..."
Outre la nouvelle constitution, le congrès donne la prééminence de l'intérieur sur l'extérieur, du politique sur le militaire. Enfin le principe d'une direction collégiale. "L'opposition la plus violente vint de Ben Bella. Ben Bella était le type-même de l'adversaire de la Plate-forme, il reprochait à ses auteurs la laïcité de la société à construire et la place réservée à la minorité européenne." Et Madoui a cette conclusion : " Ben Bella et Boumedienne ont été les architectes des dictatures militaires à venir... Le sentiment d'être abandonné par le FLN de l'extérieur dont le rôle principal était de nous ravitailler, était très fort et l'animosité ne faisait que croître."
Après la répression dite "la bataille d'Alger", plusieurs milliers d'étudiants algériens prennent le maquis. Mais ils n'étaient pas préparés à cette vie rude.
Puis vint l'affaire Kobus : une opération "contre-maquis" montée en 1956 par les services spéciaux français. Un millier d'hommes commandés par Belhadj, d'une famille de militaires français, qui accepte de monter un maquis "indépendant". Il faut le liquider. Sans expérience de la guerilla, ces hommes, bien armés, se laissent scinder en petits groupes et sont abattus, à commencer par la tête de Belhadj dans un sac de jute. Ce qui permit à la Wilaya 4 de se monter en armes de guerre.
Puis l'affaire de Cherif Bensaïdi ( Si Cherif ). Nous disposons d'une version totalement différente de cette affaire, provenant du chef de SAS qui a recueilli le ralliement de Si Cherif. Nous ne commenterons donc ici aucune des deux versions.
Puis l'affaire du massacre de Melouza : ( il se trouve que bon nombre d'armes du crime étaient des pelles et pioches du chantier de piste de la SAS voisine : Harraza ! ). En fin de compte, d'après Madoui, la moitié des victimes côté nationaliste ont dû leur mort au FLN.
"Le choix d'une solution militaire par le général Salan, la faiblesse et l'instabilité des gouvernements français et l'abandon des combattants du maquis par le FLN des frontières nous avait persuadés de faire de la wilaya 4 une force démocratique et révolutionnaire, capable, le cas échéant, d'assurer la poursuite de la guerre de libération à elle-seule. La wilaya 4 connut en 1957 et 1958 un dynamisme déchaîné et un zèle débordant." "L'ennemi a peur de l'inconnu, du danger créés par la clandestinité. C'est ce qui fait notre force. Le jour où l'on se découvre, on est détruit."
Par exemple, quand on utilise des bergers comme guetteurs, il ne faut pas leur donner de quoi noter pour éviter qu'ils ne se fassent prendre avant d'avoir détruit leurs notes. Il leur suffira d'aligner des brins de paille, des cailloux figurant des chars, des camions, etc. S'ils se font surprendre, un coup de pied dans tout cela effacera leur travail.
EN 1959, l'offensive du général Challe produit des pertes très importantes, l'épuisement des munitions, les souffrances des population astreintes aux regroupements. Les purges et les tortures commencent au sein de l'ALN. L'appel de de Gaulle à l'autodétermination suscite un grand espoir dans la wilaya 4 qui voit enfin le bout du tunnel et décide démocratiquement de ne pas laisser passer l'occasion. Hélas, à l'exemple d'Amirouche, qui avait fait torturer des milliers de cadres de l'ALN, la "bleuite" s'empare de la wilaya 4 : les services français réussissent à faire croire que l'état-major de la wilaya est noyauté par des cadres pro-français, et les chefs de la wilaya tombent dans le panneau. Ajoutant à cela l'apport de renseignements assez souvent obtenus en ayant recours à la torture, des opérations fructueuses sont menées par l'armée française qui aboutissent à l'attaque du PC de Madoui, qui n'a que le temps de s'enfuir, sans pouvoir détruire ses documents. Les Français font donner l'intox, et Madoui est soupçonné d'avoir été retourné, est saisi et condamné au supplice de l'hélicoptère, à toutes fins utiles.
On a beaucoup parlé de la torture à la "gégène", beaucoup moins de celle dite de "l'hélicoptère" pour la bonne raison que peu de gens en sont revenu pour le raconter.
La méthode "consistait tout d'abord à faire creuser sa tombe par la victime avant que celle-ci ne soit trop affaiblie - ainsi seuls les tortionnaires sauraient où la victime était enterrée. Puis venaient la torture et l'exécution sommaire. Arracher le maximum d'information, le plus vite possible. Quelque fut le résultat, la victime était destinée à la mort. La torture était généralement toujours trop poussée pour que la victime y survécut. La plupart mourraient. Ceux qui ne mourraient pas étaient tout simplement égorgés. Il fallait économiser les munitions."
La procédure est la suivante : on lui enfonce d'abord un linge mouillé dans la bouche, ce qui le fait entrer de l'eau dans les poumons et de suffocation en suffocation le conduit à l'évanouissement. Le condamné se retrouve pieds et poings liés dans le dos et suspendu par une corde à un arbre, à quelques centimètre d'un feu qui lui brûle le ventre. L'objectif est de lui briser la volonté dans la souffrance, mais sans le faire mourir, tant qu'il n'a pas avoué. Au bout d'une dizaine de séances, le supplicié est prêt à avouer n'importe quoi. Moyennant quoi on achève le pantin disloqué et on passe à ceux qui ont été dénoncés et ainsi de suite. Comment Madoui a-t-il pu résister ? Sa faculté à s'évanouir à la souffrance, qu'il a gardée pendant de longues années. Ses capacité physiques et mentales de résistance ? Finalement il est si mal en point qu'un aéropage de "camarades" le laisse en convalescence pour qu'il ne "claque" pas au prochain interrogatoire. Son instinct de survie le fait maintenant calculer son évasion. Il profite de sa liberté toute relative pour apprendre par cœur le paysage qu'il devra traverser en rampant. Mais sa liberté se trouve chez les Français. Il lui faut donc trahir "son" camp, devenu son ex-camp, ou périr. Et puis se venger de ses tortionnaires.
ENTRACTE
- Appel au peuple algérien du 1er novembre 1954
Si cet appel avait été fait au peuple français, écrit de manière diplomatique, et intelligemment diffusé, peut-être le vent de l'Histoire eut-il tourné dans un autre sens. Près de soixante ans plus tard, on est encore loin du compte des objectifs qu'il s'est fixés.
- Psychologie du bourreau
Il est bien connu que la révolution dévore ses enfants. Ce n'est pas Danton, Marat ou Robespierre qui diraient le contraire. La révolution profite aux Fouché. Quant à l'accoutumance à tuer, elle persiste pendant plusieurs mois. C'est pourquoi il est malsain que les guerres civiles durent plus d'une année. D'ailleurs, en 1953, le professeur de psycho-sociologie Stanley Milgram inventait une expérience démontrant à quel point un individu pouvait obéir à un ordre contraire à ses valeurs en infligeant des décharges électriques de plus en plus fortes à un prétendu cobaye ( un acteur qu'on entend sans le voir ). 62% des personnes obéissaient jusqu'au bout. C'est un phénomène connu en neuropsychiatrie : l'usage de la violence laisse chez le "bourreau" des traces de traumatisme par atrophisme des systèmes préfrontaux.
Ceci explique les drames de cette guerre d'Algérie ... et ses séquelles, des années et des décennies plus tard.
ACTE 2 - L'ARMÉE FRANCAISE
Madoui, devenu Rémy Madoui, est une recrue de choix. Il coopère à fond avec des officiers français qui le traitent avec humanité. Il est intégré non à un commando de chasse, mais à un commando régimentaire de 150 jeunes métropolitains dont il prend le commandement et dont "la France" lui confie la vie ...
Mais la wilaya 4 décide de prendre des contacts avec la France pour aboutir à la cessation des combats, sans cesser de militer pour l'avènement de l'indépendance de l'Algérie. De nombreux entretiens très discrets ont lieu en Algérie. Madoui sert d'agent de liaison dans cette fameuse affaire Si Salah. Celui-ci demande à rencontrer le général de Gaulle. L'entretien a lieu : on ne saura jamais ce qui s'est dit réellement et quelles étaient les arrières-pensées des uns et des autres.
Il semble qu'on puisse risquer l'analyse suivante qu'en aurait pu faire le général de Gaulle, lequel était un fin manœuvrier :
La wilaya 4 n'était pas vraiment unie dans son commandement, et le fait de vouloir aboutir à un accord démocratique avec les autres wilayas et le GPRA pour discuter avec la France était une utopie dans la mesure où elle était militairement affaiblie. Après le départ de la France, il fallait un pouvoir fort pour éviter la "chienlit", qu'il avait lui-même connue dès 1944. Le seul pouvoir fort restant était celui de Boumediène, dont l'armée des frontières était la garante. Or le GPRA, sans armée, n'était rien. Donc si Boumediène ne voulait pas, il fallait laisser tomber. Comme Boumediène ne voulait pas ...
Rémy Madoui fait ensuite son service militaire, devient officier français et repart combattre, côté français. Il est persuadé que le FLN ne jouera jamais le jeu de l'association, qui serait, elle, dans l'intérêt - et selon le vœu - du peuple algérien. Ses camarades français ont beau lui dire qu'il a suffisamment donné pour l'Algérie nouvelle, il est atterré par le gâchis qui se prépare, et est attentif aux officiers - une poignée - qui ont rejoint l'OAS.
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Mauduit à Alger ( à droite du groupe) |
ENTRACTE
D'aucun penseraient que c'est une trahison ou un unique désir de vengeance. Bien au contraire, Madoui a pris conscience que le FLN "nouveau" a trahi son idéal et donc l'Algérie, en déclenchant des massacres sans précédent. Pourtant il avait lui-même assisté à la torture, y compris à celle de son cousin qu'il avait lui-même fait monter au maquis ... mais la coupe n'a débordé que quand sa propre vie ne tenait plus qu'à un fil. C'était cela ou sa propre mort.
ACTE 3 - LA REBELLION
Madoui est désigné pour maintenir l'ordre dans Alger. Il est bien accueilli par les deux communautés. Arrive le cessez-le-feu. Il refuse d'obéir à un ordre - qu'il estime stupide - de son commandant de secteur de la Casbah et de Bab el Oued. Celui-ci a fait établir des barrages que personne ne doit franchir. Même pas les femmes et les enfants qui commencent à pleurer de faim ! C'est en effet parfaitement ridicule. A croire que l'objectif du commandement français était de soulever les communautés l'une contre l'autre ...
Madoui est contacté par l'OAS. Et c'est son ultime aventure, sur un coup de tête, dans une résistance sans espoir à la main-mise du FLN "nouveau" sur l'Algérie que la France lui abandonne.
"Les plus désespérés sont les chants les plus beaux
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots"
( Musset - La nuit de mai )Il s'empare du stock d'armes de son unité, avec la complicité émue de ses hommes. En route vers le maquis de l'Ouarsenis, ignorant l'esprit d'inorganisation des "chefs" qui en dit long sur leurs capacités tactiques - encore moins stratégiques - et sur les discours enflammés des partisans de l'OAS, du genre "armons-nous et partez". Finalement, il est reste seul et est capturé le 26 mars 1962. Il ne verra pas le lamentable échec de l'OAS, ni l'exode des Européens, ni la prise de pouvoir par le FLN, ni le massacre des Harkis.
Au tribunal militaire, en janvier 1963, Madoui termine ainsi sa déposition : "Comme vous le voyez, un procès entier ne suffirait pas à mettre au clair toute l'affaire algérienne, et dans ce procès je ne serais pas au banc des accusés." - "Aucun des innombrables partisans de l'Algérie française, civils ou militaires, ne voulait risquer le courroux du général de Gaulle et témoigner en faveur des soldats perdus... Drion était là, seul dans la grande loge des témoins, sanglé dans son uniforme de général, pour défendre un soldat perdu."
Rémy Madoui est libéré le 23 décembre 1963, amnistié en janvier 1965. Cette France "officielle" et étriquée n'est plus sa tasse de thé. Il part se faire une nouvelle vie aux États-Unis - après s'être marié avec une Française - où, après avoir galéré, il poursuit une carrière internationale de haut niveau.
RIDEAU
Rémy Madoui termine ainsi son livre :
"Il faut espérer que tôt ou tard ceux qui nous ont vilipendés nous accepteront dans une nouvelle Algérie, reconstruite par tous ses enfants et leurs descendants, sans se soucier de l'origine, de la race, de la nationalité, de la religion ... Une Algérie démocratique et plurielle telle que le voulait la plate-forme de La Soummam du mois d'août 1956.
Utopie ? Peut-être, mais le 1er novembre 1954, six hommes d'éducation limitée, sans argent, sans armes, sans nourriture, sans appui du peuple, sans appui extérieur, ont déclenché une révolution qui a embrasé tout un pays et changé pour toujours la France et l'Algérie."
Il y croit encore. Alors là, chapeau l'Artiste !