MONSIEUR JACQUES, MONTEZ AVEC NOUS !
Modification 1 : 27 mars 2013
( Extrait des mémoires inédits de Jacques Zermati, avec son aimable autorisation )
L'Algérie fête son indépendance. La ville est submergée de drapeaux verts et blancs. Toute la population musulmane est dans la rue, c'est son jour. Elle va le célébrer dans la liesse et dans une atmosphère de kermesse détendue, tout au moins à Sétif. Mais c'est un calme trompeur car tout cela peut tourner à la tragédie en quelques secondes. Il fait, comme d'habitude, beau, très chaud en ce mois de juillet 1962. J'ai quand même un petit pincement au cœur. Les drapeaux bleu, blanc, rouge ont disparu. L'armée française est toujours là, mais consignée dans ses casernes. La rue et les trottoirs sont noirs de monde. Les rares Européens qui ne sont pas partis sont dans la rue, eux aussi, assis aux terrasses du Café de France ou de la pâtisserie Répiton. La curiosité a été plus forte que la crainte.
Il va y avoir un grand meeting cet après-midi au stade : toute la population musulmane comme européenne y est conviée. La foule musulmane venue du faubourg de l'Industrie et de la cité Yahiaoui a envahi la ville. Elle s'est organisée en cortège à pied ou dans des camions surchargés, ployant sous les grappes humaines. Elle monte, descend inlassablement la rue de Constantine, le centre de la ville européenne, un peu comme un défi. Les hommes, les femmes, les enfants qui la composent crient, chantent, scandent des slogans. Curieusement, celui qu'on entend le plus a le même rythme que le fameux : "Al-gé-rie - française". Ce n'est pas possible, cela doit être autre chose ... Je prête attentivement l'oreille. Évidemment, c'est autre chose, les manifestants crient "Chou-aa-da - Yah-ia (vive les martyrs). Ils veulent ainsi honorer tous ceux de leur côté qui sont tombés dans la très longue lutte pour l'indépendance.
Je reconnais de temps en temps dans la foule quelqu'un du petit peuple musulman, commerçant, employé, fonctionnaire. Quand il me voit, il me fait de grands signes de la main, joyeux, auxquels bien entendu, je réponds. Il y a parfois des à-coups dans le défilé qui s'arrête, puis repart sans raison apparente. Taïeb Ou Ali, un jeune commerçant kabyle, est assis dans la cabine d'un camion. Quand nous habitions rue Deluca, il ne manquait pas, chaque fois qu'il m'apercevait, de me convier à prendre une tasse de café dans son magasin. Avec le temps, nous sommes devenus très amis. Il chante, crie de bon cœur, ne ferait certainement pas de mal à une mouche et se contente d'exprimer sa joie. A son tour, il m'a reconnu. demande au chauffeur de s'arrêter, descend, vient à ma rencontre :
- Alors, monsieur Jacques, comment ça va ? Montez avec nous, c'est l'indépendance aujourd'hui.
Je suis abasourdi par cette invitation insolite faite de très grand cœur, de plus, il suffit de regarder le camion plein à ras bord et même au-delà pour comprendre qu'on ne pourrait pas y faire grimper un enfant. Mais l'intention vaut l'action, c'est probablement un grand honneur qu'il a voulu me faire.
- Merci, Taïeb, je suis très sensible à votre proposition.
Montrant tous ceux qui sont là, tassés comme des harengs :
- Ce n'est pas facile d'y mettre un passager de plus !
- Comme vous voulez, monsieur Jacques, c'est vous qui jugez !
Le défilé s'ébranle à nouveau, le camion repart. Taïeb y grimpe à toute allure. Il disparaît plus loin dans la foule.