MAIS ILS SONT DÉCIDÉMENT IMPOSSIBLES, VOS FRANCAIS D'ALGÉRIE !
Création le 27 septembre 2009
Modification 1 : 27 mars 2013
(Extrait des mémoires inédits de Jacques Zermati, avec son aimable autorisation)
Le préfet de Sétif m'a demandé de venir le voir pour une affaire urgente dont il ne peut me parler au téléphone. Dans son bureau, après les politesses d'usage, il entre dans le vif du sujet :
- Le général de Gaulle va faire un voyage en Algérie et doit s'arrêter à Bougie. Il désire que différentes personnalités du Constantinois lui exposent leurs vues sur la situation. Chacune à la tête d'une toute petite délégation ne sera reçue que pendant quelques minutes. Il n'est pas possible pour le général de faire plus. Vous occupez une position à la croisée des chemins à Sétif. Vous êtes aussi un ancien des F.F.L. , c'est pour ces raisons que j'ai soumis votre nom au cabinet du général, qui a accepté ma proposition. J'ai pensé que vous seriez d'accord et j'ai donné le feu vert pour vous. Vous serez prévenu par mes soins des jour et heure de l'audience qui vous sera accordée par le chef de l'État, mais seulement vingt-quatre heures à l'avance. Soyez discret, ne parlez de cela à personne !
Comment ne pas être surpris par ce qu'on me propose. L'entretien avec le préfet est terminé. Nous sommes convenus, avec mes co-invités que nous n'évoquerons qu'un seul sujet : la peur, la peur viscérale qu'éprouve la population "française" d'Algérie de se voir abandonnée par la métropole, livrée pieds et poings liés au FLN. Cela peut la conduire dans son immense désarroi à tous les extrémismes, à tous les excès, compréhensibles mais aux conséquences terrifiantes. Il faut donc lui parler et la rassurer ...
Le grand jour est arrivé. On est parti à l'aube. Nous ne sommes pas la seule délégation du Constantinois à prendre cette route. Elle est donc gardée par une armée omniprésente. En effet, elle est dangereuse en temps normal et les embuscades n'y sont pas rares. Tout se passera bien cependant et le trajet se fera sans aucune difficulté.
Dans ce salon de la préfecture de Bougie, il y a beaucoup d'agitation. Partout des gens affairés, civils et militaires, qui passent et repassent. L'officier d'ordonnance qui nous a pris en charge insiste. Il faut être brefs dans l'exposé, répondre simplement et rapidement si de Gaulle pose des questions. Mes co-invités sont d'accord : c'est moi qui prendrai la parole et lirai le texte soigneusement préparé pour éviter de commettre une erreur. Après, on verra.
Le colonel qui nous avait accueilli est venu nous chercher. C'est maintenant notre tour. Dans un immense bureau qui doit être d'habitude celui du préfet, le général est assis derrière une grande table. Il nous regarde, nous prie de nous assoir. On se présente à tour de rôle. Il m'a semblé qu'il me regardait d'un peu plus près quand je lui ai parlé de la France Libre.
C'est à moi de plancher. Je me jette à l'eau, lis mon papier lentement, calmement. Selon le minutage préalable, cela ne dure pas plus de trois minutes. Ce que j'expose est simple. Les Européens supportent depuis des années le poids d'un terroriste aveugle, meurtrier. Leur peur, leur très grand peur, c'est de se voir abandonnés. Il faut les rassurer, il faut leur parler. L'Algérie, c'est leur pays depuis des générations. Ils n'en connaissent pas d'autre. Le quitter, ce n'est pas possible !
D'ailleurs, pour aller où ? La France métropolitaine, c'est loin. Ces Français de souche, comme on dit ici, en fait si divers par leurs origines, s'y sont battus dans les deux guerres mondiales, et s'y sont bien battus quand ils ont été mobilisés. Il y font des séjours de vacances très occasionnels, mais la connaissent mal. parfois pas du tout. Il faut donc leur expliquer la situation. Certes, l'Algérie de papa est morte et l'Algérie nouvelle ne ressemblera pas à celle qu'ils connaissent. Si elle reste d'une façon ou d'une autre dans la mouvance française, il faudra leur expliquer ce que la France fera pour les aider à s'adapter, à s'intégrer harmonieusement.
Mais si, par hasard, elle coupe les ponts, s'ils sont obligés de partir, il faudra leur dire que la France fera tout pour les accueillir, les aider à se rétablir sur le territoire national. Tout cela doit être dit clairement car cette population terrorisée risque de basculer dans un contre-terrorisme aveugle, compromettre ainsi irrémédiablement ses chances et creuser sa propre tombe.
De Gaulle m'a écouté, me semble-t-il, avec beaucoup d'attention et ne m'a pas interrompu.
- Mais je l'ai déjà dit dans l'un de mes discours !
- Oui, mon général, mais ce n'est pas suffisant C'était noyé parmi bien d'autres choses. Il faut le répéter. Il faut y consacrer entièrement un prochain discours. Il faut qu'on comprenne bien, ici, que vous n'avez pas l'intention d'abandonner ce pays et sa population à son triste destin.
Il s'apprête à me répondre, mais quelqu'un entre dans le bureau, lui tend un papier et lui parle à l'oreille.
- Mais ils sont décidément impossibles, vos Français d'Algérie !
Que lui a-t-on annoncé ? La tension est tout de suite perceptible. Il n'a probablement jamais oublié la nature de l'accueil qu'il avait reçu à Alger en 1943, l'hostilité de la population européenne. Cela a resurgi en un instant. Que lui dire ?
- Mon général, ces Français d'Algérie, ce sont nos concitoyens, les vôtres !
Il se lève. L'entretien est terminé. Nous sortons du bureau. Que s'est-il passé ? Nous l'apprendrons plus tard : il y a eu des manifestations dans la rue à Alger.
Jamais de Gaulle ne parlera. Ou plutôt il appellera cela le "dégagement"
. L'OAS sortira peut-être de l'ombre à cause de ce silence.