Jacques Zermati et le FLN
modification 1 : le 24 février 2012
modification 2 : le 19 octobre 2012
( Extrait des mémoires inédits de Jacques Zermati, avec son aimable autorisation )
1 - Au plus fort de l'OAS
Ce matin, Mahfoud Sidi-Moussa ( camarade d'école et adjoint de Ferhat Abbas ) m'a téléphoné de Lafayette. Il va venir à Sétif et voudrait me voir.
Il est maintenant dans mon bureau. Nous parlons des événements dramatiques que l'Algérie a vécus. Il me dit alors avec un petit sourire :
- J'ai voulu te voir pour que tu saches que tu as failli faire un petit voyage dans le Djebel en Kabylie !
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- C'est simple : quand on a vu ce qui se passait, on s'est rendu compte que tu ne t'en sortirais pas, qu'on te ferait la peau ( L'OAS ). On avait donc décidé de t'enlever pour te protéger, te sauver la vie. On savait parfaitement que tu refuserais de venir de ton plein gré, qu'il faudrait employer la force, mais on l'aurait fait sans hésitation ! On avait tout prévu pour te rendre la vie plus agréable là où tu aurais été "séquestré" pendant le temps nécessaire, même des cartes à jouer pour faire des patiences ... La situation a presque miraculeusement changé en quatre jours. ( accord OAS-FLN ) Tu es vivant ! Dieu est grand !
Je suis abasourdi. Comment penser en effet que le FLN pourrait imaginer une opération de cette nature ? Les responsables savent bien que je suis un adversaire, d'une certaine façon beaucoup plus dangereux que l'armée française car il est, pour moi comme pour eux, hors de doute que c'est la population qui décidera du sort de cette "guerre", selon le côté où elle basculera. Elle est donc un véritable enjeu. Avec quelques uns nous préférerions qu'elle bascule du côté de la France. Décidément, j'aurai vu beaucoup de choses étranges dans ce pays ! Que le FLN intervienne pour me sauver, c'est difficile à croire. C'est certainement à l'action de mon ami Mahfoud que je le dois.
- Merci, mon vieux. Je ne l'oublierai pas, mais je préfère quand même que tes sbires n'aient pas eu besoin d'intervenir. À propos, comment va ton frère Ahmed, l'avocat, que je n'ai pas vu depuis pas mal de temps ?
- Il va bien, merci.
2 - Entrevue avec Ferhat Abbas
Un officier de l'ALN - l'armée de libération nationale - m'avait téléphoné de la part de Ferhat Abbas, ex-président du GPRA - le gouvernement provisoire de la république algérienne - , qui s'est installé à Sétif, il y a quelques jours, et qui demande à me rencontrer. Ce n'est pas le premier officier à me faire ce genre de demande. Deux autres sont déjà venus me voir pour me réclamer avec beaucoup d'insistance - d'arrogance même - un passe-droit juridique en faveur d'un frère ou d'un cousin. J'avais essayé de leur expliquer mon refus en parlant de la séparation des pouvoirs, du fait que dans ce domaine, l'ALN n'avait aucun ordre à me donner. Ils étaient repartis très étonnés que la seule mention de leur grade n'ait pas eu sur moi l'effet escompté. A la réflexion, il m'avait d'ailleurs semblé que j'aurais dû agir d'une façon plus nuancée.
Qu'importe ! Mais la situation générale commence à être plus tendue. L'ALN a fait une entrée tonitruante à Sétif il y a deux semaines environ en tirant en l'air dans les rues noires de monde, en signe d'allégresse, d'innombrables rafales d'armes automatiques. Ces gens semblent ignorer que les balles, après avoir accompli une trajectoire ascendante, redégringolent sur terre pratiquement à la même vitesse qu'au départ du coup. Les troupes motorisées qui ont défilé appartiennent, parait-il, à "l'armée des frontières" et ont tranquillement passé la plus grande partie de la guerre en Tunisie sans intervenir. La ligne "Morice", ses barbelés électrifiés, l'action vigilante, rapide, d'unités très aguerries de l'armée française ont empêché toute pénétration en force. Plusieurs fois, les "gens d'en face" se sont risqués à le faire, ils ont été anéantis.
Les hommes sont vêtus de neuf, armés de pistolets mitrailleurs, d'armes automatiques russes, et ne paraissent pas spécialement opérationnels. Mais c'est comme cela, ils occupent la ville, ne doutant de rien. Rien de grave n'est arrivé. Les Européens qui vivent encore ici sont toujours assis comme avant aux terrasses des cafés dans la rue de Constantine, aux heures de l'apéritif, mais il semble que, d'une façon imperceptible mais constante, les choses changent. C'est vraiment le moment de partir.
L'officier est assis en face de moi. C'est un homme aux cheveux grisonnants, distingué, manifestement plus politique que militaire. Il me dit appartenir à l'état-major particulier du Président qui désirerait me voir. Il ne sait d'ailleurs pourquoi, mais il ne me semble pas que si je refusais, il m'obligerait "manu militari" à le suivre.
Quelques jours plus tard, on m'introduit dans le modeste bureau que Ferhat Abbas occupe provisoirement dans la villa Chollet réquisitionnée pour lui. Il n'a pas beaucoup changé depuis six ans. Nous nous connaissons depuis longtemps, nos rapports ont toujours été très courtois. Son officine de pharmacien et mon cabinet se trouvaient à l'époque dans le même immeuble dont madame Maury, une vieille Sétifienne, était la propriétaire. Celle-ci n'avait qu'un désir, c'était d'augmenter notre loyer. Je vois encore Ferhat Abbas venant me voir, un papier bleu à la main, me disant :
- Maître, qu'est-ce qu'on peut faire avec madame Maury ? Elle m'a encore envoyé du papier bleu, elle demande une nouvelle augmentation de loyer. Ce n'est pas raisonnable !
Le pharmacien a cédé la place au président du GPRA. Modéré, démocrate, marié à une Française, imprégné de culture française, il a toujours agi politiquement pour que l'Algérie soit indépendante dans le cadre d'un accord étroit avec la France. Je n'oublierai jamais qu'entre 1940 et 1942, sous Vichy, quand le gouverneur général de l'Algérie lui avait offert "la tête des juifs" sur un plateau d'argent, il avait dédaigneusement refusé ce marché ignoble. Je sais que cette histoire est authentique. Elle m'a été racontée par lui. Mahfoud Sidi Moussa me l'a confirmée au détail près. Celui-ci, il y a des années, m'avait aussi raconté l'histoire d'un officier qui pleurait la défaite de la France dans les rues de Toulouse où il allait être démobilisé en septembre 1940. Cet officier pharmacien, c'était Abbas. Quel gâchis d'avoir contraint cet homme à quitter l'Algérie pour rejoindre le FLN au lieu d'écouter les proposition raisonnables qu'il avait formulées.
Avec une grande amabilité, il me dit combien il est heureux de me revoir ici, à Sétif. Nous échangeons quelques mots polis, mais ce n'est certainement pas l'objet de l'entretien, il vaut donc mieux entrer dans le vif du sujet.
- Monsieur le Président, il y a bien longtemps que je vous ai vu. Vous m'avez fait savoir que vous seriez heureux de me rencontrer. Pourriez-vous me dire pourquoi ?
- Mon cher ami, c'est très simple : Mahfoud m'a parlé de vous. Il m'a appris que vous vouliez quitter définitivement l'Algérie. Je suis navré que tant de Français aient jugé bon de le faire. J'en connais les raisons, l'OAS, la peur d'un futur qu'ils appréhendent. Nous avons pourtant besoin d'eux. Ils ont leur place ici. Alors, vous, c'est un comble ! C'est votre pays et j'apprends que vous voulez le quitter. Après ce que vous avez fait, ce n'est pas possible. Restez ! Si vous ne voulez plus ou si vous ne pouvez plus exercer votre profession, j'ai besoin d'hommes comme vous. Vous pouvez jouer un rôle éminent.
J'ai écouté avec beaucoup d'attention, avec un peu de surprise quand même ce que me disait Ferhat. Les choses, en effet, évoluent rapidement. La situation se détériore de jour en jour, la pagaille s'installe, les abus se multiplient. Le pays perd ses forces vives. Sétif s'est vidée de la population européenne.
Partout c'est pareil, l'incompétence, l'arrogance de nouveaux dirigeants sont la règle. Non, décidément, il n'y a plus rien à faire ici. C'est ce que j'explique calmement à mon interlocuteur suffisamment lucide pour savoir que j'ai partiellement raison. Mais il ne veut pas admettre cette évidence, car lui pense au futur.
- Monsieur le Président, vous êtes un démocrate, un homme honnête. Etes-vous sûr de pouvoir suffisamment longtemps empêcher ce pays de sombrer dans le chaos ? Je ne sais pas ce que l'avenir vous réserve, me réserve, mais le moins que je puisse dire, c'est que j'en doute.
Ferhat Abbas a toujours rêvé de sa république algérienne, d'un pays indépendant, mais étroitement uni à la France où les Pieds Noirs et les Arabes travailleraient ensemble. Manifestement, nous n'avons plus rien à nous dire, notre entretien est terminé. Il n'y en aura pas d'autre. Quant à moi, il n'est plus possible d'hésiter. J'ai pu rendre mes dossiers au Greffe du Tribunal, mais il me faudra néanmoins revenir plusieurs fois dans ce pays.
Quelques jours plus tard, sur le quai de la gare où le train pour Alger va arriver dans quelques minutes, un homme en uniforme s'approche. Il me semble le connaître. C'est l'officier qui était venu me voir dans mon bureau. Le train est là, nous montons dans le même wagon.
- Je suis heureux de vous voir. Comment va le Président ?
- Mais il va bien ; il a appris que vous partiez. Il m'a chargé de vous accompagner pour vous faciliter, si besoin est, votre voyage. Nous allons abandonner Sétif dans quelques jours pour Alger.
- Merci beaucoup, je lui suis très reconnaissant !
Nous allons passer six ou sept heures ensemble, seuls dans ce compartiment de première classe. Sans se lasser, il essaiera de m'expliquer pourquoi je fais fausse route, pourquoi il me faut revenir dans mon pays. Arrivés à la gare d'Alger, il me donnera ses coordonnées en cas de besoin, me dira au revoir. Qu'est-il devenu ? Je ne l'ai jamais su, mais, quelques mois plus tard, Ferhat Abbas était en résidence surveillée à Alger.
"Li fet met" : le passé est mort.