LES CHIENS DE MORSOTT







Création le 28 novembre 2018
Modification 1 le 29 janvier 2019 :

Un internaute s'est interrogé sur la signification du titre de l'article "Les chiens de Morsott" en pensant qu'il s'agissait d'une allusion à la population canine, voire humaine de la ville de Morsott. Il n'en est rien. L'auteur de l'article, Michel Bibard, en homme cultivé, s'est référé au livre d'Augusto Roa Bastos, un écrivain paraguayen :



au sujet de la guerre civile de 1947 au Paraguay. Voir l'expression "Chiens faméliques de la mémoire" en fin du présent article : il s'agit évidemment de chiens "virtuels". Et il faut se convaincre d'éviter une prochaine guerre ; les Algériens en ont assez souffert pendant la "décennie noire".


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La guerre d’Algérie n’a été une partie de plaisir, ni pour les uns ni pour les autres. Maintenant que les survivants disparaissent les uns après les autres, laissant la place aux historiens qui n’ont pas vécu eux-mêmes ces moments parfois terribles, les témoignages originaux restent enfouis au plus profond de la mémoire de certains de ces appelés qui sont retournés sur les terres déshéritées qui ont marqué leur jeunesse.

Le témoignage de Michel Bibard a été recueilli par le Bulletin de liaison des Anciens des Affaires Algériennes de mars 1995, en pleine « décennie noire » de l’Algérie, et édité avec d’autres témoignages, comme une contribution sincère à l’histoire de ceux des Algériens et des Français qui aspirent à la démocratie.

Michel Bibard, agrégé des Lettres, a fait son service militaire à la SAS de Morsott.



Les photos suivantes sont extraites du site "Vitamine dz"

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Il est revenu à MORSOTT. C’était comme l’aboutissement d’un long cauchemar. Durant des années, plus de vingt ans, les vieilles terreurs, les vieilles peines, les vieilles hontes étaient remontées en lui du plus profond de ses nuits comme des méduses sanguinolentes, des linges maculés flottant dans l’obscur entre-deux-eaux de ses rêves. Une nuit, mille nuits, il avait été guidé, toujours plus avant dans la casbah, par  des enfants maigres et haineux. Des formes anonymes, enveloppées dans leur djellaba, au visage masqué d’un chèche éclatant, savamment enroulé, l’avaient enfin transpercé de mille couteaux, après des heures d’angoisse, la gorge déchirée par ses cris muets …

Pendant la guerre, - ces dix huit mois passés dans les Aurès Nementchas - on l’avait un jour amené devant le cadavre d’un égorgé. C’était au sud de l’agglomération, près d’une mechta misérable au pied des grandes collines pierreuses, désertes, où seuls quelques figuiers de barbarie vert pâle mettaient des taches de couleur. Sur cette terre de cailloux, de mangeurs de cailloux, les pauvres constructions de pierre ne se révélaient à l’œil qu’après une lente accommodation, comme si elles sortaient à chaque fois du sol. Gens humbles et fiers. Les femmes hululaient leur peur quand les soldats étaient sur les pas des « fellaghas », les vieillards impavides offraient le café boueux où bourdonnaient les mouches.

Les cadavres puent lourdement sous le soleil. Des soldats sont passés. Le FLN tient la région la nuit et, ma foi oui, l’administre, aide les familles des rebelles, partage la récolte ou la disette, juge, punit, exécute aussi. Qui a égorgé cet homme ? On appelle ça « le grand sourire », ça baille d’une épaule à l’autre. Sur la djellaba souillée une feuille est accrochée, d’un cahier d’écolier, quelques lignes en arabe, et quelques-unes en français, maladroites, condamnant le « traitre », en lui assurant, inexplicablement, que « Madame la France » n’a pas aimé sa trahison !

Mais s’entrechoquent les hululements des femmes, les regards secs et intenses des enfants, l’apparente impassibilité des vieux « chibanis »  (« Tu lui fous un coup de crosse dans le fentre. Il fa bien falloir qu’il parle ») disait le petit séminariste alsacien, aux galons de sous-lieutenant. Un mort est à moitié déterré, pour que le lieutenant SAS le voie et fasse son rapport.

Les soldats sont arrivés dans un camion, derrière la jeep d’un capitaine. Navigation cahotante des véhicules sur la grande plaine coupée par le lit de l’oued, au fond d’une double falaise de tuf stérile. L’érosion a creusé mille petites tranchées tout autour. La piste serpente. On voit de très loin la poussière soulevée par les roues. Les rebelles ont le temps : ils filent par le fond de l’oued, ou se cachent dans les afranctuosités de ses falaises. L’un d’eux, acculé, a fait feu sur le soldat qui scrutait l’ombre de ses yeux éblouis. Les nôtres ont tiré à leur tour. Les deux jeunes hommes sont morts, face à face, dans l’ombre et la lumière.

Mais le plus souvent, il n’y avait que des traces de galop sur le sable, des femmes au front tatoué, déchiré à coup d’ongles, maculé de cendres et de sang, des groupes d’enfants blottis, aux yeux immenses. Des soldats ont mangé, avec les plaisanteries brutales qui exorcisent la peur, le couscous encore fumant préparé pour les rebelles.

Dans le djebel pierreux, en zone interdite, vivent six hommes du FLN commandés par le lieutenant Mohammed ben Youssef, de la tribu des Sidi Yahia, un Chaouia aux yeux clairs. De son appareil, au retour d’une mission, presque par inadvertance, un aviateur a lâché du napalm sur deux ou trois silhouettes en treillis qui courraient entre les cailloux. Grièvement blessé, le lieutenant rebelle est mort à l’hôpital de TEBESSA.

Pour répondre à ceux qui l’interrogeaient, il exigeait d’avoir affaire au moins à un capitaine. Mais le capitaine français est arrivé trop tard.

Il est revenu à MORSOTT. Chiens faméliques de la mémoire. Il met sur le paysage gris-ocre, pauvrement égayé par le bosquet d’eucalyptus planté autour de la petite gare, les mots d’un vieux rapport préfectoral : « Région déshéritée, et sans avenir. » Souvenir du camp (de surveillance, de travail, de concentration ?) près de la mine de BOU-KHADRA à une dizaine de kilomètres de MORSOTT. Quelques familles survivaient sur le maigre salaire des mineurs, d’autre sur celui des supplétifs ...

Aujourd’hui encore, le seul bâtiment qui dresse ses trois étages dans la plaine est la gendarmerie, construite en 1960 par les Français.




« Lieutenant Mohammed ben Youssef Sidi Yahia, les larmes et le sang n’ont pas fertilisé ta terre ! » ; il crie comme un fou en descendant la rue qui mène à la gare. Il longe les ruines romaines, les bâtiments d’école. Devant les cubes des maisons blanchies à la chaux, quelques hommes poussent de vieilles capsules de sodas sur des échiquiers de fortune. Une troupe d’enfants se forme et s’enhardit à le suivre, d’abord de loin. Il quitte la route Souk-Ahras-Tebessa et s’enfonce dans le village. Il ouvre les bras et pleure, et personne ne le reconnait. Gênés, les hommes se détournent et reprennent leur partie de dames.