L'INVENTAIRE




Création le 1 mai 2017

Au moment où notre livre "Quand le merle sifflera" n'est  plus vendu, même d'occasion, et à "l'occasion" du 1 mai 2017, nous en donnons dans cet article un nouveau chapitre :

 "L'INVENTAIRE", le point sur la situation qu'a trouvée un jeune officier appelé des Affaires Algériennes au moment de prendre ses fonctions en mai 1961, il y a 56 ans. 

Rencontres.

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L’INVENTAIRE

À choisir entre :  briefing, décryptage, état des lieux, principes d’action, évaluation,  tour d’horizon. Ou alors, bien que beaucoup trop pompeux : discours de politique générale.

Première étape : Alger, le Service Central des Affaires Algériennes. L’impression n’est pas transcendante : des 
bureaux et leurs occupants affairés et déconnectés, voire 
désabusés, vous croisent, sympathiques et effacés. Pas un mot sur les réalités politiques et économiques, encore moins sur les objectifs atteints ou à atteindre. Ce n’est pas mieux qu’un guichet administratif, un centre de triage, où on vous laisse choisir les affectations en fonction des places disponibles. 


Dans un sens, c’est mieux ainsi : pas de colonel triomphaliste entonnant l’action psychologique, ni de technocrate superbe planifiant l’âge d’or. François choisit le Constantinois, qui lui semble la région politiquement la plus difficile. Les volontaires ne se pressant pas au portillon, c’est accordé sur le champ.


Le surlendemain, deuxième étape à la préfecture de Setna où le camion dépote ses occupants devant l’immeuble des Affaires Algériennes. Le colonel en charge de l’échelon de liaison, après une allocution de bienvenue vite-faite-bien-faite, répartit les nouvelles recrues entre les échelons de sous-préfecture demandeurs. 


Inutile de s’attarder, il faut encore se rendre dans la journée à la sous-préfecture où le commandant de l’échelon de liaison a son bureau, se voir notifier sa nouvelle affectation, grimper dans la jeep de la SAS, après que les moghaznis de l’escorte aient embarqué la cantine dans un camion Hotchkiss poussif. L’ensemble des deux véhicules 
forme alors un « convoi » qui doit arriver à la SAS avant l’heure officielle de fermeture de la route, car tous les soirs, la route est administrativement fermée pour cause d’insécurité.

Troisième étape : tout beau tout nouveau. Chacun observe discrètement l’autre. Après une vingtaine de kilomètres, au sommet de la grimpette finale, voici la SAS de Beni Lala, en bordure du village. Fort beau bâtiment, ma foi, avec un mur d’enceinte type bordj tout neuf, une cour intérieure plantée de jeunes eucalyptus. Adossés aux murs, des fragments de colonnes et de sculptures romaines déterrés lors des fouilles des fondations.


L’accueil sympathique du chef de SAS partant, la présentation du personnel civil, sympathique lui aussi, du mokkadem (sergent), un peu tendu, complètent la journée ; puis, après dîner, chacun se retire en ses appartements.

Une semaine de fonctionnement en tandem permet à François de faire une évaluation de la situation. Premier point important, la sécurité. Un très bon point. Sans être 
totalement garantie, elle est sérieusement assurée. D’abord par les militaires qui ont établi de longue date un PC de compagnie dans le village. Or chacun sait qu’un PC est l’objet des soins les plus attentifs. Bien armés, avec des 
effectifs conséquents, les militaires découragent toute attaque intempestive éventuelle. De plus, depuis des années qu’ils sont installés, ils ont fait le vide en matière de hors-la-loi. Il n’y a plus de katiba, ou quoi que ce soit de groupe armé à plusieurs lieues à la ronde. Toutes les bandes de passage ont été matraquées depuis longtemps, le risque d’en voir une traverser le territoire est faible, et celui de la voir faire preuve d’une agressivité qui se retournerait contre elle est quasi nul. Il subsiste de 6 à 8 membres de l’OPA, faiblement armés, mais insaisissables, dont le nombre semble rester constant, malgré les rafles sporadiques dont ils font l’objet de la part des militaires.


 La SAS ne participe pas à ces opérations et n’a pas de liens de subordination  avec  le  commandant  de  secteur, ce qui est une bonne nouvelle en soi. Le maghzen est une troupe moyenne, formée pour moitié de jeunes et pour moitié d’anciens, pour moitié de Kabyles, et pour moitié d’Arabes. C’est une stratégie astucieuse que de diviser pour régner : il n’y a pas de clan dominant qui pourrait imposer sa loi aux minoritaires , voire tenter un rapprochement avec le FLN.

Le maghzen se partage en tâches d’escorte du chef de SAS et de surveillance de chantiers de piste. C’est un maghzen monté : une quinzaine de chevaux, superbes, permettent des patrouilles de qualité dans un paysage grandiose. Un point noir, cependant : Il y a un mois, cinq de ses membres sont tombés dans une petite embuscade, par surprise, en remontant le lit d’un oued verdoyant et à visibilité réduite : un mort, un fusil en moins, une veuve en plus. Il n’est pas sûr que le moral soit au beau fixe.


Enfin, un souci constant pour tout officier SAS : peut-on compter sur la fidélité des moghaznis, et comment ? Il y a eu suffisamment de cas de « traîtres » travaillés par le FLN, agissant suite à un chantage exercé sur leur famille, ou à une volte-face sans raison apparente pour qu’une vigilance totale et de tous les instants ne soit de rigueur. Pour l’instant, ce sont des inconnus, qui se ressemblent tous, et c’est d’autant plus vrai qu’il y a parmi eux des jumeaux. Une moitié parle français, ce qui sous-entend que l’autre moitié ne le parle pas. Et bien sûr, ne l’écrit pas. Ce qui fait que le jour de la paye, à part deux ou trois hommes, tous émargent avec leur empreinte digitale sur l’état que leur présente l’attaché civil. François glisse un regard vers le titre de cet état d’émargement. Stupéfaction : il s’agit d’un état concernant.... des ouvriers agricoles ! C’est véritablement se moquer du monde. Ainsi donc la victime de l’embuscade n’est-il donc pas mort pour la France, mais par suite... d’un accident du travail. Pourquoi ne pas le proposer à titre posthume pour le Mérite Agricole ? Et dire que pas un « responsable » de l’Administration, à commencer par celle des Affaires Algériennes, pas un homme politique, gaulliste ou autre, ne s’est élevé vertement contre cette ineptie administrative. 


En face, les combattants du FLN sont honorés, mieux, ce sont des « combattants de la foi ». Du côté français, les indigènes sont des supplétifs, tout juste bons à être classifiés « ouvriers agricoles ». Il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour deviner de quel côté penchera la balance.


Une autre observation, purement comptable, celle-là : il y a trente noms sur la liste et vingt-quatre présents dans les rangs. Bien sûr, pourquoi cette différence ? L’attaché civil explique : pour terminer la construction de la SAS, dont le budget était dépassé, et compte tenu du refus d’en-haut d’accorder une rallonge budgétaire pour terminer le local de l’Assistance Médicale Gratuite et un Foyer Sportif, la SAS a embauché un chef maçon (1 moghazni) et acheté des matériaux (2 moghaznis). Il a fallu aussi donner des secours à la veuve du moghazni tué, pour laquelle l’administration rechignait obstinément à boucler le dossier (1 moghazni). Enfin le prix d’achat réel des chevaux étant supérieur au montant alloué, itou pour la nourriture des chevaux, cela fait 2 moghaznis. Voilà pour les moghaznis fictif et une partie de la caisse noire.


 Le reste est alimenté par des fonds dits « de souveraineté » : petites sommes mensuelles en liquide à la discrétion du chef de SAS, pour opérations discrètes.

Il y a aussi des agents administratifs recrutés parmi les jeunes diplômés du village. L’un d’eux, Brahim, est très certainement un agent de renseignement du FLN. Tant mieux, car François pourra faire passer tous les messages qu’il 
voudra de manière subliminale, mais il ne lui donnera certainement pas ses rapports confidentiels à taper : le soir, après le travail, seul dans le bureau, il s’exercera à la machine à écrire et deviendra rapidement un parfait petit secrétaire.


Dernière remarque, mais non la moindre, cinq ou six moghaznis sont d’anciens fellaghas ralliés : à la suite d’une opération, ils ont été faits prisonniers et réflexion faite, ils ont préféré choisir le camp du plus fort. Finalement ce sont tous des braves gens, bergers et paysans, pas forcément des lumières, mais pas non plus des excités : l’Algérie profonde, quoi !
 

LES PIEDS NOIRS

Ils sont trois, comme les Rois Mages, mais sans apporter de cadeaux. Ou plutôt ils sont quatre. François fait rapidement connaissance du quatrième en visitant l’école préfabriquée du village. Il y avait une école en dur, mais les militaires s’y sont installés pour une durée indéterminée. Le village compte de nombreux enfants scolarisés, filles et garçons, et l’instituteur est libanais. C’est un homme jovial, sympathique et apolitique, parlant évidemment l’arabe et donc particulièrement bien choisi pour gérer son petit monde. Après quelques généralités dans la conversation et des appréciations élogieuses sur le comportement de ses élèves, il explique son intérêt pour l’Algérie, et se définit comme un ... pied-noir ! François a du mal à dissimuler son étonnement. Un arabe pied-noir, est-ce possible ? Après réflexion, c’est bien l’instituteur qui est dans le vrai. Les pieds-noirs, ce ne sont pas les « Français d’Algérie », une fausse appellation, car les pieds-noirs, ce sont aussi des Espagnols, des Italiens, des Maltais, donc pourquoi pas.... des Libanais. Pour se fixer les idées, François estime que les pieds-noirs seraient plutôt des familles d’immigrés de moins de cent quarante ans. 



Encore que les Turcs qui administraient le pays avant que les conquérants français de 1830 ne créent l’Algérie pourraient aussi être considérés comme des "pieds-noirs". D’autre part, les « Français Musulmans » qui ne sont pas des pieds-noirs, seraient-ils pour autant des « Français d’Algérie » ? Il ne le semble pas, vu la différence de traitement qui leur est réservée. Et enfin que dire des Juifs, installés en Algérie depuis des centaines d’années, ou plus. La palme revient aux «indigènes» chrétiens, en quelque sorte des descendants de Saint Augustin, qui ne sont ni musulmans français, ni pieds-noirs, des petits hommes verts quoi !

Revenons aux Rois Mages. Ce sont des colons. Là encore problème sémantique, sauf si on admet d’identifier colon et propriétaire terrien, en faisant abstraction des gros propriétaires terriens indigènes qui se comportent parfois comme les pires des colons.


François tente une expérience. Il tend la main devant lui vers les blés qui ondulent sur les grandes plaines et demande au mokkadem :
– C’est à qui, ça ?
– C’est à Pagès.

Puis il tend son bras vers la gauche.
– Et là ?
– C’est à Barril.
Il se tourne ver la droite.
– Et là ?
– C’est à Morvan.
 

Il se tourne enfin vers l’arrière, terrain rocailleux où les épis sont presque aussi rares que les cheveux d’un chauve.
– Et là ?
– C’est à la mechta.

 

La même expérience répétée plusieurs fois ou effectuée sur les troupeaux de moutons donne les mêmes résultats.

C’est concluant, il y a problème. Ces terres ne sont pas tombées toutes seules dans l’escarcelle des propriétaires 
actuels. Lots de colonisation, acquisitions à prix symbolique ou toute autre combine. D’un autre côté ces terres sont remarquablement exploitées, ce qui n’était pas le cas à l’origine. Mais quelle origine ? Aux abords de la SAS, les champs sont parsemés d’un nombre incroyable de débris de tuiles, des tuiles romaines, qui sont là depuis un millénaire et demi, et qui n’ont pas résisté à la colonisation arabo-islamique.


Ne pas faire de réforme agraire serait insupportable une fois la paix venue, à cause de l’étalage de cette opulence relative. Mais une réforme directive conduirait à une chute du rendement, à l’accaparement par quelques nouveaux nantis politiques et à un gaspillage insensé « à la soviétique ». Enfin elle ne résoudrait en rien le devenir de la majorité des habitants de la région qui sont trop nombreux pour vivre tous de l’agriculture extensive.


Fâcheux dilemme qui fait redouter le temps de l’après-guerre.
 

Les contacts avec les colons sont courtois mais sans plus. D’autant qu’ils n’habitent plus le village. Ils sont à la ville, et sont déjà propriétaires en métropole, où leur famille est repliée. Eux restent encore. Barril avoue qu’il pense faire
au plus une ou deux récoltes en fonction de la situation... 
Morvan est plus cynique. Au mess des militaires, entre un mazout (coca + pastis) et un perroquet (menthe + pastis), il avoue ingénument qu’il paye ce qu’il faut au FLN pour « protéger » ses récoltes, en ajoutant au capitaine qui ne pipe mot :
– Ce n’est tout de même pas vous qui pourriez empêcher les fellaghas de mettre le feu à mes moissons !
 

De toute façon la SAS n’est pas leur truc. Ils ne fréquentent pas cet établissement qui est fait pour s’occuper des 
« indigènes » pendant qu’eux font leur travail. Leurs visites au village sont des plus rares.

L’OAS
 

C’est un non-événement. Personne n’en parle, personne n’en fait partie. Aucun des pieds-noirs n’y est impliqué. Les militaires n’ont pas été preneurs dans le putsch, la SAS non plus. Ce ne sera jamais un sujet de conversation.

LA POPULATION
 

La grande affaire des officiels, relayée par les médias, était de « Faire Basculer la Population » grâce à la «pacification ». La population était supposée terrorisée par les terroristes. La terrorisation des terroriste permettrait donc de déterroriser la population et de revenir à la case départ. D’où la prise en main par l’Armée de tâches qui dépassaient complètement les capacités opérationnelles de la police et de la gendarmerie.
 

Et la population, dans tout cela ?
Ahmed ben Mohamed, Mohamed ben Ahmed, Mohamed ben Mohamed, SNP (sans nom patronymique) Mohamed... se sont vu gratifier de cartes d’identité (« carte d’identité n’ta ? » est un bon moyen d’entrer en conversation avec le passant du coin). Cela a permis de créer des fichiers, de délivrer des laisser-passer, et, le fin du fin, de badigeonner à la peinture blanche des numéros sur les portes des gourbis. Ce sont les scories de la contre-guerilla dont l’utilité est incontestable et l’inutilité flagrante. Heureusement la SAS n’est pas impliquée dans tout cela, sauf à poursuivre la routine administrative du suivi de la délivrance des cartes d’identité.


Les enfants, filles et surtout  garçons, ce sont ces petits êtres turbulents, dynamiques, curieux de tout, astucieux, n’ayant peur de rien, les enfants des « événements ».


Les femmes sont d’abord visibles en masse au foyer féminin de la SAS pour apprendre à tricoter, à coudre, à bien soigner leurs enfants, à se presser à la consultation médicale, à papoter, visiblement satisfaites d’avoir une excuse officielle pour se retrouver hors de leur foyer. Le téléphone arabe n’est pas un vain mot. Quant aux femmes des mechtas, une série de doubles des photos d’identité classés dans les tiroirs donne à François l’occasion de méditer sur les canons de beauté des paysannes du coin. Tatouages sur peaux parcheminées, sourires édentés quand sourire il y a, visages souvent inexpressifs, et, avec l’âge, têtes de momies.... Bon, on sait bien que les photos d’identité ne sont pas des photos d’art !
 

François se rappelle le premier jour de son arrivée en Algérie et sa surprise de voir déambuler dans les rues d’Alger ces théories de fantômes blancs condamnés à errer leur vie durant comme des âmes en peine. Et sa deuxième surprise : après quelques jours, il n’y faisait plus attention : on ne s’habitue que trop vite aux gens qui vivent effacés.

Une femme de moghazni lui donnera une explication :
J’aimerais tellement quitter le voile mais il m’est impossible de sortir sans lui ; si je le faisais, et que je rencontrais un frère, un cousin, même éloigné, un ami de la famille, tout le monde saurait immédiatement que je suis de mauvaise vie, et j’en subirais les conséquences. Je ne puis enlever le voile que dans une ville où je suis sûre de ne connaître personne.


L’indépendance que réclame le FLN n’est pas pour les femmes ! François comprend mieux le courage de celles qui ont brûlé symboliquement leur voile lors des manifestations de mai 1958.

LES MILITAIRES


La nuit, la SAS n’est pas gardée. Les moghaznis mariés rentrent chez eux tous les soirs. Les célibataires couchent dans un dortoir construit dans l’enceinte de la SAS. Ils disposent d’un seul PM. Les attachés civils récupèrent chaque nuit une arme qu’ils emportent dans leur appartement. Il y a juste deux sentinelles qui se relaient dans l’écurie, située en dehors de l’enceinte de la SAS. Il serait très mal vu d’apprendre que les rebelles ont tenté un coup de main médiatique et ont égorgé les chevaux. Sans compter les problèmes administratifs, quelle dérision !


La question qui se pose à très court terme est de savoir s’il faut prolonger cette situation.
 

Le pour :
• Beaucoup de fatigue inutile évitée. Les gardes de nuit sont un des boulets d’une contre-guerilla. Elles fatiguent les hommes, les angoissent et sont un signe extérieur de l’immanence du conflit ;
• La situation de la pacification est très bonne, se mettre sur le pied de guerre serait l’aveu d’une crainte ;
• La SAS a joué un rôle pacificateur et non pas un rôle guerrier. La population, et en premier lieu celle favorable au FLN, a tout intérêt à ce que cette situation perdure ;
• C’est la meilleure preuve que la guerre se termine ;
• Les moghaznis n’ont pas la tentation de déserter la nuit avec leur arme. Les rebelles n’ont pas la tentation de les contacter pour leur forcer la main.
 

Le contre :
• En cas d’attaque, même sporadique, quelle affaire !  Comment, vous n’aviez même pas prévu de sentinelles ? C’est le summum de l’incompétence ! À quoi vous servent les hommes dont vous êtes dotés ?
• Une perte de prestige indéniable.
 

Après réflexion, François prend le risque de ne pas changer le statu quo. Il prend tout de même, à titre personnel, les dispositions suivantes :
Tous les soirs, suivant un rituel immuable, il arme son pistolet mitrailleur qu’il dépose précisément à la même place à côté de son lit, les draps non bordés, fait un exercice de récupération de l’arme dans l’obscurité et se met dans la tête qu’au moindre bruit, à la moindre sensation de présence, il faudra se réveiller en sursaut et en silence, bondir sur son arme en écartant les draps pour ne pas s’y prendre les pieds, et guetter avant d’agir. 


Une ou deux nuits, il entendra crisser les petits cailloux de la toiture-terrasse de la SAS. Fausse alerte, ce n’était qu’un chat ! Pendant longtemps, il gardera le réflexe : bondir-saisir-guetter.
Pari gagné, jamais aucun rôdeur ne tentera sa chance.

L’ARMEMENT


François est doté d’un pistolet-mitrailleur (PM MAT 49) et d’un revolver (PA). Côté présentation de mode, le revolver va bien avec le képi bleu dans le cadre des randonnées de routine, à pied ou à cheval, ou des trajets sur route. Le pistolet mitrailleur, lui, se portera avec le béret dans le cas plus rare où il y aurait un danger réel. Il est donc un signe visible d’escalade dans la riposte. Même dans ce cas, il ne s’agit pas d’attaquer mais de se défendre. Un chargeur contient 32 cartouches, mais il faut limiter son chargement à seulement 25 cartouches pour ne pas risquer un incident de tir, un problème de dimensionnement du ressort, sans doute. On dispose donc de 6 à 8 rafales courtes avant de devoir remplacer le chargeur. 


En comptant un chargeur pour la première riposte, un deuxième pour se tirer d’affaire et un troisième en 
réserve, c’est peu, mais à quoi bon se barder de cartouches façon collection José de Las Castagnetas ?

LE VOUVOIEMENT
 

Tutoyer ou ne pas tutoyer ? Là est la question. Il est normal qu’un Arabe, cela se tutoie. Pourquoi ? Allez savoir ! Complexe de supériorité, comportement moutonnier de faire comme font les autres… On sait bien que les policiers se plaisent à tutoyer les suspects pour les déstabiliser (mais n’aiment pas, eux, être tutoyés)… Pas question non plus de jouer à l’exotisme de l’explorateur novice qui se met lui aussi à parler couleur locale : pisque j’ti dis, mon zami !

Si François vouvoie les Algériens, il sera quasiment une exception. Au risque de passer pour un naïf aux yeux des militaires et des pieds-noirs, style fleur bleue ou jeune du contingent "plutôt" de gauche et qui ne comprend pas les vrais problèmes. La population fera aussi rapidement la différence. Pourquoi nous vouvoie-t-il ? Pourquoi n’est-il pas comme les autres ? Est-ce que cela cache de la gaucherie ? Pourra-t-il tenir longtemps et ne se lassera-t-il pas au bout de quelques temps ?


En France (métropolitaine), il est notoire que le vouvoiement est une marque de respect. Or François a l’intention de baser sa politique sur le respect : respecter pour se faire respecter, avec pour argument suprême à l’attention éventuelle de la grosse tête nationaliste qui se prendrait pour une victime : « puisque a priori je vous respecte, vous vous devez de faire de même ». Donc ne tutoyer que ses amis, vouvoyer les autres. Seuls auront le privilège d’être tutoyés les moghaznis et les jeunes du Foyer Sportif. Tous les autres seront vouvoyés, y compris les militaires !


François part du principe que la confiance dans le respect mutuel permet d’essayer d’obtenir des résultats impossibles par ailleurs. L’expérience peut échouer, mais il est nécessaire d’espérer – pas d’espoir, mais d’espérance – pour 
l’entreprendre.

LE FUTUR


Le futur est totalement imprévisible, mais une chose est certaine, c’est le FLN, seul, qui a maintenant la main. En proposant l’autodétermination, le général de Gaulle a pris le risque de la voir refuser par le FLN. Ce qui est fait. La marge de négociation est donc devenue nulle pour la France, qui devra alors s’accommoder d’introniser une dictature. La seule question est de savoir dans quelles conditions le FLN acceptera de prendre le pouvoir, et dans combien de temps. Quant aux pieds-noirs de l’OAS, ils ont brûlé leurs vaisseaux en donnant aux pillards le plus merveilleux des prétexte pour s’emparer des biens des Français d’Algérie.

François décide de ne rien faire qui aille à l’encontre de cette issue certaine. Il lui faut adopter une neutralité totale : pas de drapeau français au mât de la SAS, pas un mot sur la France, pas de politique, pas de harangue anti-nationaliste. Ainsi quelle que soit l’issue des négociations, il pourra faire face à la situation. Maintenir l’ordre et traiter tout le monde de la même façon, quelles que soient ses opinions politiques. 


Comme l’a pratiqué Henri IV, « la meilleure façon de se débarrasser d’un ennemi, c’est de s’en faire un ami ». Pour être une expérience atypique, ce n’est pas pour autant du boy-scoutisme. (Henri IV a été assassiné).

Si les gens d’en face ne comprennent pas l’intérêt de jouer le jeu, il n’y aura pas d’hésitation sur la réponse à donner. La bonne vieille méthode de Lyautey est remise à l’honneur : « Faut pacifier, faut pas s’y fier ». 

Mais évitons de cultiver des illusions. Tous les matins, après le rassemblement, François passe un quart d’heure – au moins – à tourner dans la cour de la SAS pour réfléchir au moindre indice, au moindre soupçon, au moindre regard qui pourraient suggérer un prochain danger. Avec comme objectif constant : rester au centre de l’échiquier avec plusieurs coups d’avance, faire bosser tout le monde sans répit – l’oisiveté est la mère de tous les vices – , avoir toujours à l’esprit l’exemple d’un 
obscur chef de guerre nommé Mahomet, obligé un certain jour de sacrifier à la poliorcétique (art des fortifications). Comme ses hommes, fourbus, rechignaient à creuser des tranchées dans un sol caillouteux, il avait pris lui-même la pioche. Au premier coup, des étincelles avaient jailli d’une pierre malencontreuse. Loin de s’affoler, il avait prédit, au vu de ces étincelles, les prémices de la victoire prochaine. Galvanisés, les hommes avaient creusé, creusé, creusé, et comme promis, la victoire était venue à eux. Bref, le mot d’ordre est : « zitou l’goddam ! » (en avant ! )

Après tout, on n’a qu’une vie. Sur la douzaine de jeunes sous-lieutenants ayant pris leur poste mi-1961, deux seront morts début 1962, un record édifiant : l’un tué pendant une attaque de nuit : il sort de sa chambre en pyjama, ses moghaznis le prennent pour un fellagha et ne le loupent pas ; l’autre, lors d’une patrouille, découvre une cache. Imprudemment, il rentre le premier dans le trou et se fait fusiller à bout portant par l’occupant. Dans le métier des SAS, les erreurs ne pardonnent pas. On s’imagine que c’est la paix, et on est rattrapé par la guerre. En revanche, un autre sous-lieutenant est passé dix fois dans la ligne de mire d’un tireur en embuscade qui s’est abstenu de faire feu, par sympathie. Il ne l’a su qu’après le cessez-le-feu, quand le tireur lui a raconté le fait en rigolant.