SORS, LA ROUTE T'ATTEND


 Création le 12 février 2019

Slimane Zeghidour est né en septembre 1953 dans un petit hameau de Petite Kabylie appelé El Oueldja, à 6 km d’Erraguène, région berbérophone située au cœur des Babors, dans la wilaya de Jijel. Rien n’avait bougé depuis des siècles : ni la langue, ni les légendes, ni la mortalité infantile, ni l’habitude de vivre parmi les bêtes, en communion avec la nature.



 Enfant, il grandira dans le camp de regroupement d’Erraguène. En 1974, Slimane Zeghidour débarque à Paris et fait des études de journalisme.
 

Il devient très vite grand reporter et collabore à plusieurs journaux et magazines : Le Monde, Télérama, Géo, Libération, El Pais, La Vie. Il sillonne alors la planète entière, de Ramallah à Rio de Janeiro, et de Samarkand au Cercle polaire. Il intègre ensuite la rédaction de TV5 Monde où il devient rédacteur en chef et éditorialiste.
 

Conférencier international, chercheur associé à l’Institut de Recherches Internationales et Stratégiques (IRIS), l’enfant d’Erraguène est également chargé de cours. Il anime un séminaire de géopolitique des religions à Sciences Po. Menton et Poitiers. Un thème auquel il consacre par ailleurs un blog sous le titre : « Deus ex machina ».
 

Il est spécialiste du monde arabe, de l'Amérique latine - notamment de l'importante diaspora syro-palestino-libanaise à laquelle il a consacré un ouvrage paru au Brésil en 1982 - , de la Russie et de l'Asie centrale. Il a également suivi sur le terrain l'essor des courants fondamentalistes des trois religions abrahamiques.

À chaque ligne de ce récit auto-biographique, cent trente deux ans d’histoire entre l’Algérie et la France se répondent inlassablement : la vraie vie ressuscitée d’un monde englouti … celui du proverbe targui « La gazelle reste dans son pays dans la sécheresse comme dans l'abondance ».




Barrage d'Erraguène

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Premier souvenir de l’enfant : on lui rase le crâne au cœur d'un hiver rigoureux, sous le toit du gourbi, tout près du kanoun (le foyer). C’est la première interrogation dont il se souvient : Pourquoi ? Ce souvenir lui va comme un anneau au doigt. Plus tard, sa mère dit ne pas s’en souvenir, puis devant son insistance elle lui souffle à l’oreille : « tifouss ». Il saisit : c’est le typhus, le cauchemar  de la Kabylie … Et qui renvoie au pou, ce sanglier des tignasses, qui a hanté l’Algérie, plus encore que le criquet, la pelade ou la malaria ! Il y aurait fauché presque un million d’âmes, toutes communautés confondues. Quel âge avait-il ? Seul indice, la rigueur de l’hiver, par exemple le début de 1957. Comme sa naissance a été déclarée à l’état-civil par son grand-oncle Mohammed, le 20 septembre 1953, il avait donc trois ans.

Suit la description de son gourbi. Il n’a beau qu’être un foyer ingrat, c’est un espace quasiment sacré, à l’abri des esprits malins. Sous son toit de chaume (diss), il abrite trois espaces distincts, en gradins : en haut l’enclos pour les ovins et les caprins, en contre-bas l’espace pour le bétail et les volailles doté d’une issue propre ; au milieu le séjour des humains. Le sol est un parterre brut, les murs sont recouvert d’un enduit de bouse et de paille, blanchi à la chaux chez les riches. Le kanoun sépare en deux moitiés égales la pièce du séjour : l’une sert de couche aux parents, l’autre aux enfants et à l’occasion aux invités. Du plafond pendent des tresses d’oignon, des bouts de graisse d’agneau, des piments séchés, ou alors des amulettes, talismans, philtres et autres gris-gris. Le mulet, l’âne et le chien, eux, couchent dehors, par tous les temps.




Il n’y a ni fenêtres, ni bouches d’aération. La fumée du foyer transpire par le toit de chaume. Point de chaises ni de table, et pas plus de sommier. L’intimité est inimaginable et l’isolement impossible. On fait le tour du gourbi d’un coup d’œil. Le capital n’est pas dans le mobilier, mais dans le bétail qui produit … du beurre, un produit de luxe, enfoui dans une jarre scellée à l’intérieur du gourbi. Ce trésor n’est mangé que dans les grandes occasions, et avec parcimonie. Seule exception : la femme en couche, surnommée « l’essoufflée » y a droit matin, midi et soir pendant une bonne semaine après les naissances, surtout si l'enfant est du sexe masculin. La pédiatrie n’est pas le fort des Kabyles, et nombre de petiots meurent des traitement qu’on leur a fait subir pour leur bien.


Albert Camus a fait en 1939 un tableau similaire du gourbi kabyle :

http://jourladekabylie.over-blog.com/2015/07/albert-camus-l-habitat-en-kabylie.html


 La Kabylie des Babors est un pays infertile, trop schisteux ou acide, oublié de l’univers, mais propice pour abriter des maquis. L’auteur revient sur l’origine de la tragédie de Sétif de 1945 - mais aussi de Guelma - , qui reste toujours un dossier explosif, à l’image de cette manifestation, tout d'abord pacifique, où le jeune porteur d’un drapeau algérien a été tué, déclenchant des massacres, d’un côté puis de l’autre. Évoquer un bilan est aussi pathétique que dérisoire. Une question turlupine l’auteur : comment en est-on arrivé là ? (C'est que dans ce puzzle, il y a beaucoup trop de pièces manquantes pour connaître le poids de la vérité, tellement elle est complexe).


Et Slimane Zeghidour de conclure très justement : "En un mot comme en mille, Sétif c'est le divorce sans appel et sans merci d'un couple de concubins, invivables et inséparable, ayant déjà vécu un bon siècle, ensemble et dissocié, cent ans de solitude, chacun de son côté, c'est aussi la goutte de sang de trop qui fait déborder le vase".


Traditionnellement, la mechta est un clan, entouré de clans adverses. On se marie dans son clan, tant pis pour la consanguinité. Mais 1945, c'est le début d'un nouveau monde : on quitte la mechta pour aller à Alger. Adieu les moissons, voici venu le temps des chantiers. Les hommes, devenus célibataires, font la cuisine, se font "femmes" en ville, tandis que leurs femmes jouent aux hommes au bled, se tiennent "debout" au foyer, le monde à l'envers quoi.

Le gouvernement de la IVème République essaie en 1947 de remodeler la société civile de l'Algérie. La réforme tombe à plat. Il n'aura suffi que d'une nuit, à la Toussaint rouge de 1954, pour pulvériser un réseau de pouvoir indigène séculaire et reconnu de tous et reconduit par la conquête de l'Algérie par la France. Le nouveau nidham, "L'Ordre", bientôt appelé le FLN, ne laisse le choix qu'entre le fusil du héros ou le couteau du traître. L'état d'urgence, décrétée en 1955, n'y change rien.

Cette volonté des Algériens d'être chez eux dans leur propre pays n'est pas comprise par la IIIème République, qui "détricote" les réalisations du Deuxième Empire. Cela provoque un afflux de colons de divers pays, qui cultivent la terre de l'Algérie avec une technologie nouvelle, ignorée des fellahs.

La IVème République a débuté dans la confusion de la fin de la deuxième guerre mondiale. L'impératif est de reconstruire la France métropolitaine.

Il faudra l'arrivée de Jacques Soustelle, le nouveau Gouverneur général de l'Algérie, pour tenter la mise à niveau de la société civile "indigène". Le mot d'ordre est "Construire et instruire". 


 On en arrive au barrage d'Erraguène, le plus ambitieux jamais construit en Algérie. D'un côté, les fellahs ont été regroupés bessif dans des camps de regroupement, d'un autre ils sont devenu les ouvriers constructeurs du barrage. Ils peuvent alors acheter des produits jusqu'alors inconnus, bénéficient de l'Assistance médicale gratuite (AMG), envoient leurs enfants à l'école ...


Et sont à l'abri de la guerre. Le FLN ne s'y oppose pas puisque tous ces gens peuvent l'aider. Jusqu'au moment où un de ses responsable déclenchera un massacre n'épargnant personne près de Philippeville :

http://babelouedstory.com/cdhas/31_20_08_1955_philippeville/20_08_55_philippeville.html

 Jacques Soustelle en sera traumatisé. La répression sera excessive. Un seuil de non-retour du conflit aura bel et bien été franchi. La guerre redouble d'intensité.

Le souvenir de cette époque pour Slimane Zeghidour est la "mouchara" (la moucharde) : c'est le T6, la bête noire des Moudjahidine, terreur des villageois, un avion redoutable d'appui-feu. Il aura connu le bruit de cet aéronef avant celui d'une mobylette ou d'un poste radio ! Sa mère lui inculque sa propre philosophie : ne jamais livrer le fond de sa pensée, ne pas mentir, mais rester évasif ... Ne jamais déclarer à un cousin qu'on se sent bien - gare à son mauvais œil -, ni qu'on souffre - il va s'en réjouir ... il faut flotter sur la surface des choses.

Il y a plein de choses à lire sur la psychologie des clans familiaux, sur leur comportement vis à vis des animaux, en particulier des chiens. Mais aussi sur les rapports "mi-figue, mi raisin" avec le FLN. À propos du raisin, le petit Slimane pique une colère pour que son père lui donne une grappe aperçue au bord d'un champ ... et fait de lui un amateur de fruits qu'il est devenu.

La vie au camp d'Erraguène, c'est l'apprentissage de la modernité, le délice des fritures, le régal du ragoût, le plaisir des bonbons, le fromage de lait : la boîte "bachquiri" (la Vache qui rit), la gazouz !, le savon, le brossage des dents, l'habillage en koumblizou (bleu de chauffe), le lait Nistli. En 12 mois, la France aura plus "francisé" qu'en 120 ans. La création de ces camps de regroupement aura "dessouché" tout un peuple de ruraux hagards, qui iront après l'Indépendance peupler les bidonvilles, sans que l'État algérien ne fasse quelque chose pour y remédier.

Mieux : la France "de Dunkerque à Tamanrasset" ne va-t-elle pas se transformer en Algérie "de Tamanrasset à Dunkerque" ? Mieux : le savoir-faire de ce genre de guerre s'exporte en Amérique du sud, d'un côté et de l'autre, licoule de la guerre subversive.

Pour aller à licoule du camp, les paroles de sa mère : "Sors, la route t'attend". Il faut s'habiller correctement, avoir un mouchoir, devenir un cifilizi. Premier contact : Slimane a oublié son bâton de craie. Il y a remédié en écrivant avec un brin de schiste. Coup de règle punitif sur la main par l'instituteur, un bidasse en uniforme. Deuxième contact avec une institutrice, l'apprentissage de l'écriture, même pour les filles !

 Le chapitre 11 commence par une allusion aux appelés du contingent. Il dit : "Ils en sont revenus abattus, perclus, ayant laissé une part de leur âme, sans doute leur innocence et pas mal d'illusions". Mais il ne cite pas ses sources, et dérive vers les problèmes médicaux de sa famille.


Puis c'est l'affaire de Sakiet Sidi Youssef, en février 1958, où l'aviation française bombarde une base de FLN en Tunise, en représaille de la perte d'un avion d'observation ... Il y a des victimes. Indignation internationale (et sélective). Le Général de Gaulle prépare son retour. (Mais qui a déclenché la fraternisation de mai 1958 ?

http://dakerscomerle.blogspot.fr/search/label/a%2023%20-%20FRATERNISATION%20DE%201958

le dernier espoir de paix volatilisé)

De Gaulle veut négocier avec le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), et ceci en position avantageuse en lançant une offensive généralisée : le plan Challe, avec ses avatars sur la famille de Slimane. Et pendant ce temps, l'amont du barrage d'Erraguene se remplit d'eau et les ouvriers sont licenciés.

Slimane rebascule d'une baraque "civilisée" vers un banal gourbi. Reconversion humiliante à l'agriculture à l'ancienne. Le mot "fellah" ne sort de la bouche des Algériens que pour insulter. Pour aller de nouveau à l'école, il faut faire 10 km à pied.

Slimane apprend à lire, à écrire, à dessiner. Il retient tout, soucieux d'être incollable, de rester au-dessus du lot, de briller. Ce qui l'émerveille, c'est de voir un homme faire du ski nautique sur le lac du barrage. Son loisir est de dessiner, mais il est atteint de tuberculose, il est aussi affecté par le décès de sa sœur Houria, manque de se noyer dans le lac ...

La guerre ne désarme pas. Des harkis viennent la nuit en se faisant passer pour des fellaghas ...

Les jours passent. Le Général de Gaulle prépare le "dégagement" sur fond de négociations avec le seul FLN, jusqu'à un cissilfou. C'est la fête ... Mais le père de Slimane se rend compte qu'il n'y a plus d'avenir dans un patelin désolé, sans école ni dispensaire, dépourvu de boutique. Il n'a d'autre choix que de partir pour Alger y trouver du travail.

C'est aussi l'heure des règlements de compte : l'oncle Larbi est décapité à la hache, par des hommes de la mechta voisine sans doute. Et un peu partout en Algérie (il y a plus de morts dans l'année qui a suivi le "cessez-le-feu" que dans l'année qui l'a précédé). Des escadrons de la mort écument les hameaux. Il n'y avait aucun avenir viable à El-Oueldja : il faut partir.


ÉPILOGUE

Après une vie de journaliste international de la Cordillère des Andes en passant par l'Amazonie, le Soudan, New York et Samarkande, La Mecque et Jérusalem, c'est en 2013, le tour d'Erraguène et sa mechta natale El-Oueldja. Son statut de "zône interdite" vient tout juste d'être levé ...

Il croise des "barrages" de militaires. A Erraguène, encore des militaires. Deux maires ont été assassinés par des djihadistes. Signe des temps, djihadistes et militaires se renvoient les uns les autres le titre si infamant de "harkis". Et les assassins de l'oncle Larbi sont encore en vie.

Ses cousin et lui déambulent, émus, dans ce qui a été le lieu de leur naissance. Puis ils décident de lever le camp pour raison de sécurité. Étant le dernier à quitter le bercail familial, il n'aura même pas à déposer la clé sous le paillasson, car il n'y a plus de porte, et pas plus à éteindre la lumière, car de lumière il n'y en aura point eue.

Point final.