UNE MER AU SAHARA




Création le 12 juin 2018

Jean-Louis Marçot est né en Algérie en 1950; il est chercheur indépendant. Son ouvrage, « Une mer au Sahara », dresse un tableau des mentalités à travers les différentes phases de la colonisation de l’Algérie et nous entraîne dans une passionnante étude du Sahara. L’idée - utopique ou prémonitoire - d’Élie Roudaire occupa la France durant deux décennies, suscitant des débats, des enquêtes, des expertises, des plans et des essais.


***********************

Le 17 novembre 1869, l’impératrice Eugénie inaugure en grande pompe le canal de Suez. Il a fallu dix ans de travaux pharaoniques pour réaliser ce grand projet initialement assigné par le Directoire à l’expédition d’Égypte. Les eaux de l’Orient et celles de l’Occident se marient, à défaut des civilisations, comme l’avaient fugitivement rêvé les saint-simoniens. Mais pour l’Occident, et singulièrement l’Europe, l’Orient n’est encore au mieux qu’une " demi-civilisation ".


Quelques jours après l’événement, paraît à Paris, dans La Revue moderne, un article intitulé "Le percement de l’isthme de Gabès". Son auteur, Georges Lavigne, de Coulommiers, avait proposé, moyennant un canal dix fois plus court que celui de Suez, d’inonder le Grand désert. Il s’explique : "le Sahara, lâche-t-il, c’est le cancer qui ronge l’Afrique ; puisqu’on ne peut pas le guérir, il faut le noyer ".
 

De toutes les grandes entreprises conçues au même moment - le tunnel sous la Manche, le percement des Alpes, le canal de Panama, … - la mer intérieure africaine - avec, dans une moindre mesure le Transsaharien - est la seule à ne pas avoir abouti.

*********************


D'abord qu'est-ce que le désert ? Du point de vue biblique, le mot apparaît plus de trois cent fois dans l'Ancien Testament, quarante fois dans le nouveau. Décor naturel ? Lieu maudit ? Lieu béni ? Passage obligé sur le chemin de Dieu ? Lieu de purification ?

Selon Hérodote, c'est le sable à perte de vue, à la perte des hommes aussi : Cambyse, successeur de Cyrus, y perd son armée de 50 000 hommes, morts de faim et de soif suite à une tempête de sable.

Au crépuscule de l'empire romain, les Zénètes, chassés d'Orient, introduisent au Sahara le chameau et le palmier dattier.

Et Marçot de citer les explorations de quantités de hardis voyageurs dont les récits témoignent d'un sol sans limite, composé de sable nu, et donnant une vue parfaite du néant. Vision insupportable ! 

René Caillé


Mais le Sahara devient aussi la route de l'or et de l'ébène.  C'est aussi la destination de voyageurs, comme René Caillé en costume local, ou en explorateurs à la mode européenne.

La conquête de la Régence d'Alger pose le problème du futur de l'Algérie : guerre impitoyable, colonie de peuplement, comportement vis-à-vis des indigènes, affrontements entre colonistes et saint-simoniens, perspectives stratégiques et commerciales du Sahara ... C'est dans le sud, où les populations rebelles se replient, que l'agitation renaît et sert de prétexte à une conquête militaire sanglante. 

Puis naissent des projets pacificateurs tels le creusement de puits artésiens aux noms vocateurs : Fontaines de la Bénédiction, de la Renaissance, de la Fertilité permettent la plantation de 30 000 palmiers dans la région de l'oued Rhir.

 Reste à mieux connaître la géographie saharienne. La Royal Geographical Society s'y emploie, et délègue en 1850 un Allemand, Heinrich Barth qui risque une reconnaissance de Tripoli à Agadès jusqu'à Tombouctou. Il en ramène cartes détaillées, dessins, chronologies, vocabulaires, histoire des pays et des races, itinéraires et tables météorologiques.

Mais l'occupation de l'Algérie a détourné de ce pays le commerce caravanier où prévaut le trafic d'esclaves, ce qui suscite  la suspicion des populations sahariennes. Cet état de guerre larvée n'empêche pas la continuation de l'exploration du Sahara. Que faire de cette contrée, alors que l'isthme de Suez est creusé, sous la bénédiction d'un mufti, d'un patriarche et d'un évêque ! Ferdinand de Lesseps réussit à mobiliser des milliers d'actionnaires pour effectuer le creusement du canal de Suez. Le premier coup de pioche est donné en 1859. Durée du chantier : 10 ans.

Les mythes et les légendes sur cette région désertique se sont multipliées à travers les siècles. Chaque voyageur ajoute son grain de sel, en insistant sur les dangers d'une étendue mouvante, où la seule planche de salut est un chemin étroit à peine balisé. On essaie de doubler les légendes par des explications scientifiques.

Le 14 août 1871 se tient à Anvers le premier Congrès international des Sciences géographiques. La question n°35 est : "Quelles conséquences peut-on prévoir pour le climat de l'Afrique et de l'Europe de la création d'une mer dans le désert de Sahara, et quelles seraient approximativement les conditions de navigabilité de cette mer ?". Cette question suscite de vives oppositions italiennes, françaises, comme un intérêt intense de certains dont le chef de file est François-Elie Roudaire : remonter aux temps prospères de la domination greco-romaine, couper la retraite aux tribus hostiles, rentabiliser par le cabotage et la pêche, améliorer le climat local.

 Suit une biographie très détaillée d'Elie Roudaire.

 Sous le coup de la lourde défaite humaine, géographique et financière de 1870, la France républicaine se "raccroche" à l'Algérie : "L'Algérie est la chance suprême" (mais pas les indigènes !). Victor Hugo n'est pas le dernier : "Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ; croissez, cultivez, colonisez, multipliez".

Dans cette ambiance, Roudaire peut titrer dans la Revue des deux mondes du 15 mai 1874 "Une mer intérieure en Algérie", à la suite d'opérations géodésiques dont il a été chargé en 1872 et 1873. Il est donc crédible en tant qu'homme de terrain, décoré de la Légion d'honneur. Il a réponse à toutes les objections : la salinisation excessive ? Elle serait compensée par un contre-courant comme il en existe dans les lacs Amers (alimentés par le canal de Suez) ; les dattiers ne pourront que profiter du climat maritime ...

Ferdinand de Lesseps orchestre inlassablement. Il obtient le soutien de l'Émir Abd el-Kader auquel il voue une amitié indéfectible depuis la visite qu'il lui a rendue au château de Pau.

Roudaire avance un prix : 20 millions de francs (le canal de Suez avait coûté 350 millions). Thiers ne dissimule pas son vif intérêt.


Et c'est parti ! Le 1er décembre 1874, trois civils, six officiers,  une soixantaine de soldats et quatre-vingt dix chameaux se réunissent à Biskra. Chaque jour, il faudra accomplir à pied 15 à 20 km. Le nivellement s'effectue par portée de 120 à 150 mètres à partir du signal de Chegga avec des mires de 4 m de hauteur.

On découvre un lit de sable confi de coquillages marins à plus de -20 m. Mais des déconvenues arrivent : mauvaise santé, importante altitude au-dessus du niveau zéro ... les Tunisiens sont terrorisés par les incursions des Hamama et les contre-rezzou. Au total, 650 km ont été nivelés, mais la conclusion est que les chotts tunisiens et algériens ne communiquent pas.


Le nivellement avait délimité un périmètre de 6 000 km carrés inondables dans lequel ne figuraient que deux oasis "insignifiantes". Mais, envers du décor, les dernières estimations font passer la longueur du canal de 12 à 18 km. Un deuxième canal est nécessaire entre les deux chotts ...

Une expédition italienne se précipite pour vérification en Tunisie, afin de gagner de vitesse les Français. Elle reste moins de 20 jours sur le terrain, et ses conclusions sont différentes de celles de l'expédition française.

Donc, Roudaire demande la création d'une mission scientifique "qui se proposerait de déterminer le relief et la constitution géologique de l'isthme de Gabès, ainsi que le périmètre du bassin tunisien inondable et l'altitude des oasis avoisinantes ..." La mission débarque le 13 février 1876 à Tunis, où elle reçoit un accueil favorable du général tunisien Kheredine.

Dans la région de Gabès, les travaux de nivellement commencent, afin de déterminer le point zéro. Mais les berges sont escarpées, et l'altitude atteint 54 mètre : catastrophe. Les opérations se terminent le 2 mai dans l'oued Melah. Le sommet s'élève à 46 mètre et n'est composé que de sable. La largeur du seuil n'est que de 22,5 km. Le domaine inondable couvrirait 16,200 kilomètres carrés avec une profondeur de 15 à 27 mètres.

Roudaire évalue à environ 9 ans le temps de remplissage, et un coût entre 25 et 30 millions. Il réclame une troisième expédition pour faire des sondages et vérifier certains nivellements.

Mais les Anglais contre-attaquent. Ils rachètent les actions égyptiennes du Canal de Suez et font la promotion d'une immense dépression dite d'El Juf entre le cap Juby (au sud du Maroc) et les environs de Tombouctou de 60 000 miles carrés !

Les critiques abondent, mais leurs auteurs s'auto-valorisent !

Lors de l'Exposition universelle de Paris de 1878, sur les murs du pavillon algérien, le cheminement de l'expédition des chotts a été soigneusement illustré.


Troisième mission des chotts (Gabès, 27 novembre 1878 - 17 mai 1879) : Roudaire prépare soigneusement le côté technique de l'expédition, spécialistes et matériel. L'équipe au sol installe son camp près de la fontaine d'Oudref. Un premier sondage ne rencontre que du sable, mais un autre bute à 10 mètres au-dessus du niveau de la mer sur du calcaire crétacé. Roudaire croit pouvoir trouver vers le sud une faille sans calcaire. 17 sondages sont effectués, mais l'expédition est menacée par la population de Nefta lors du sondage 15.


Mais de son côté, de Lesseps fait intervenir l'Émir Abd el-Kader qui est très ferme : "Tout homme sensé doit donc aider le commandant Roudaire par la parole et les actes, il doit l'appuyer en secret et ouvertement, il doit lui être reconnaissant et l'honorer parce qu'il travaille dans un but profitable aux serviteurs de Dieu". Dans le même temps, la mission Flatters, à la recherche d'un tracé d'une ligne de chemin de fer transsaharienne, est exterminée par les Touaregs. 

Roudaire rend son rapport public en 1880. Ses conclusions sont favorables : Coût 75 millions, durée 3 ans, terrassement 37 millions de mètres cubes. Puis il cherche à créer une "Société pour l'aménagement d'une mer intérieure". Le Ministère des Travaux publics confie l'enquête à François Philippe Voisin, ingénieur des Ponts et Chaussées, qui a dirigé les travaux du canal de Suez. Voisin est défavorable : "l'immense lac de boue que forme le lac Djerid interdit d'y ouvrir et d'y maintenir un canal de communication." Et le contournement serait d'un coût exhorbitant.

Une grande commission est nommée. Au long de ses travaux, les intéressés reconnaitront la difficulté d'évaluer un tel phénomène, d'établir telle moyenne, de donner tels chiffres et ne cesseront de les croiser dans de ridicules combats. Qui croire ? Le rejet s'effectue dans la confusion générale. Il faut lire la relation que Jean-Louis Marçot en fait pour être effaré de tant d'amateurisme de la part des uns et des autres.

Roudaire obtient l'accord pour une quatrième mission du 22 janvier au 3 avril 1883. La sonde creuse la crête du seuil à 79 mètres au-dessus du zéro, elle ne rencontre que du sable. Donc le passage doit se faire près de Tozeur. Un autre sondage s'enfonce à 73 mètres comme dans du beurre ! La dépense prévisible se réduit à 150 millions de francs.

La controverse reprend alors de plus belle, alors que la santé de Roudaire s'étiole. Le 4 septembre 1884 doit se tenir à Blois le treizième Congrès de l'Association française pour l'avancement des sciences. Le botaniste Cosson attaque tous azimuths, et les congressistes le croient. Roudaire, atteint par la maladie, décède le 14 janvier 1885.

Pour résumer la conclusion du livre, on admettra que Roudaire était trop seul, trop en avance, trop croyant dans la possible rapidité de l'exécution de son projet, trop attaquable par des adversaires, trop idéaliste en quelque sorte.

L'ouvrage se termine par une quantité de notices biographique bien utiles.

L'idée de la mer au Sahara continue à faire tourner bien des têtes. Certes, mais depuis, il y a eu le doublement du canal de Suez, de celui de Panama, le tunnel sous la Manche, des ouvrages d'art à couper le souffle, des hommes sur la Lune, des robots aux confins de l'univers, mais aussi le changement climatique lourd de conséquences.