LETTRE AUX FRANÇAIS





Création le 24 août 2017

René Rizqallah Khawam est né en 1917 dans une famille chrétienne d'Alep (Syrie). Il émigre en France lors de la deuxième Guerre mondiale et consacrera dès lors toute sa vie à la traduction. Grand érudit spécialiste de la littérature arabe classique, on lui doit notamment les traductions d'une trentaine de grands textes arabes (Le Livre des malins, Le Livre des ruses, etc.) et surtout du Coran et des Mille et Une Nuits, livre sur lequel il a travaillé pendant 35 ans. 


René Khawam est aussi l'auteur d'une excellente Anthologie de la poésie arabe (1996) et d'une série de Contes écrits directement en français. Composés entre autres de L'Univers culturel des chrétiens d'Orient (1987), Contes du Liban (1993) et Contes d'Islam (1997), cette série rassemble des récits historiques classés selon deux sources d'inspiration, les uns tournant autour de la naissance de l'Islam et de la valeur symbolique de l'Hégire en insistant sur une vertu islamique fondamentale : la tolérance.

Les autres rendent hommage à différentes autres vertus "aussi immémoriales que le soleil d'Arabie": la générosité, le respect de la parole donnée, le culte rendu aux pouvoirs de la poésie, etc., que l'auteur, à la manière des grands maîtres-conteurs du passé, met en évidence à partir de la pure tradition arabo-islamique. René Khawam a reçu en 1996 le Grand Prix national des Lettres pour l'ensemble de son œuvre. Il est décédé à Paris le 22 mars 2004, à l'âge de 86 ans.



Son abondante production est conçue dans le but "de favoriser l’ouverture aux autres et la compréhension".

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Dans une introduction nourrie, René Khawam explique que cette « Lettre aux Français » fut adressée par Abd el-Kader à un certain Reinaud, Président de la Société asiatique et membre de l’Institut, c’est à dire, ainsi que le veut la coutume arabe, au peuple français dans son ensemble par l’intermédiaire de ses représentants culturels. Sous-titre : « Notes brèves destinées à ceux qui comprennent, pour attirer l’attention sur des problèmes essentiels ». Sa traduction est évidemment la plus proche de la pensée de l’Émir. Suit un utile rappel chronologique.

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Difficile de faire la recension de cette « Lettre aux Français » de plus de deux cents pages, excusez du peu. Il faut d’abord la lire jusqu’à la fin, qui contient une part de l’énigme. Dans le corps de l’ouvrage, on découvre un philosophe très érudit qui exprime son mode de pensée et de raisonnement. Il a profité  de sa mise à la retraite anticipée à Brousse en Turquie pour lire énormément, particulièrement des ouvrages d'auteurs orientaux. Mais pas un mot sur sa biographie personnelle, sur la façon dont il a tenté et presque réussi à fonder une nation algérienne, sans passer par une École Nationale d’Administration et/ou une École de Guerre. Les peuples algériens avaient subi deux mille ans de tutelle étrangère et n’étaient pas encore mûrs pour prendre alors leur destin en main, par absence d’une élite moderne. L’Émir était trop intelligent pour ne pas le savoir.

Et d’abord qui sont ces Français à qui il adresse ce livre ? D'abord c'est une réponse à la lettre que lui a lue à Amboise Louis-Napoléon Bonaparte, premier Président de la République française, lui annonçant la fin de sa privation de liberté.

Il s'adresse ensuite, très vraisemblablement, à ceux qui lui ont fait une ovation à l’Opéra de Paris, à ceux qui se découvraient devant lui lorsqu’il déambulait dans les rues de Paris. En effet rarement un souverain couronné n'a été aussi populaire que l'Émir. 

Visite de l'Émir à l'église de la Madeleine

Mais lors de sa première visite à Paris, il a vu le prestige international croissant des Français, tout en déplorant la décadence de la nation arabe. Autrement dit son livre est un plaidoyer pour dire : unissons nos efforts, vous et nous en valons tous la peine. Son livre sous-tend l’espoir d’une réconciliation entre interlocuteurs valables.

La préface commence ainsi : "Apprenez d’abord que c’est une nécessité pour l’homme intelligent de considérer les paroles prononcées et non celui qui les a dites … Chaque fois que des paroles sont attribuées à une personne en qui ils ont confiance, ils les acceptent, même si elles sont contraires à la vérité … C’est là une fausse idée qui prédomine chez la plupart des gens". 


Ou encore : « Ceux que l’on suit, parmi les hommes, appartiennent à deux groupes : l’un comprend les savants qui font leur bonheur propre de celui des autres  … l’autre groupe est composé d’hommes qui travaillent à leur propre ruine et à celle des autres … L’aveugle n’est pas le guide qui convient pour conduire, en marchant devant eux, les aveugles sur le chemin. » 

Et puis ceci : « Certains se privent de l’acquisition des sciences, par exemple l’intelligence de l’enfant que son développement insuffisant empêche de refléter correctement les connaissances … » Ou alors ce "voile" qui cache la réalité des choses ! et enfin « L’esprit qui ne se porte pas sans cesse d’un concept à un autre ne comprend pas les choses dans leur vérité profonde. » Quelle belle introduction au développement de la culture générale des uns et des autres !

Le chapitre 1 traite du mérite de la science et des savants
, qui peut se résumer par cette citation du poète :
Je ne vois rien parmi les défauts
des hommes qui soit plus grave
que l’imperfection
chez ceux qui ont le pouvoir
d’acquérir la perfection.


Et de poursuivre : « Voilà pourquoi certain savant, lorsqu’il lui arrivait de triompher d’une difficulté qui se posait à lui dans le domaine de la science, pouvait proclamer avec raison :
- Comme les rois et les fils de rois sont loin de ce plaisir !


Sa conclusion : « Les mères des vertus sont donc quatre : la science, le courage, la tempérance et la justice », mais avec cet avertissement : « La science est à condamner chaque fois qu’elle se laisse combler d’honneurs et considérer avec admiration, preuve que s’en occupent des hommes qui ne sont pas dignes d’elle. »


Remarque intéressante lorsqu'il parle de "l'esprit d'application pratique" (le cartésianisme ?). Il dit que "les savants français en ont tiré des arts étonnants et des avantages extraordinaires qui leur ont permis de surpasser les Anciens dans ce domaine et de rendre les Modernes conscients de leur  retard. Par ces arts, ils se sont élevés aux plus hauts sommets et ont acquis une renommée qui franchira les siècles."

Voilà un discours bien moderne à méditer par les politiciens.

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Le chapitre II traite "De l'authentification de la science juridique d'origine divine"

Abd el-Kader développe un certain nombre d'exemples et termine ainsi : 
"Celui qui accuse de mensonges les Prophètes, celui-là est dans l'erreur".
 C'est une allusion "aux" Prophètes, et non "au" Prophète. Avec une toute petite phrase qui en dit long sur son œcuménisme : "La religion est unique, et ce par l'accord des Prophètes."

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Chapitre III : DU MÉRITE DE L'ÉCRITURE


L’Émir analyse la portée de l’écriture et estime que l’écriture est plus noble, plus utile encore que le geste et que la parole, ce qui est fort juste, et justement là nous avons relevé une faute de frappe dans le livre, où il est écrit « Telle est la raison pour laquelle les lois de l’islam interdisent aux femmes d’apprendre l’écriture : on craignait que celles-ci, ne pouvant rencontrer leurs soupirants, ne communiquent avec eux en leur écrivant, l’écriture, pensait-on, risquait dans ce cas d’être une source de désordre. »

Il faut lire « interdisaient » à la place de « interdisent ». Le Coran (« la récitation ») avait pour premiers lecteurs les membres de la société civile d’Arabie de l’époque, époque à laquelle les femmes « bénéficiaient » d’un statut particulier. C’était 430 000 jours avant la « Lettre aux Français ». Pendant ce temps, la condition féminine musulmane a évolué et l’Émir avait trop de noblesse pour ne pas s’en être aperçu. On peut noter un même phénomène d’adaptation pour le comportement des musulmans pendant le Ramadan dans les pays proches des pôles, où le jour dure six mois en été.

Abd el-Kader aurait pu aussi citer  le proverbe latin « verba volant, scripta manent ». Quoiqu’il en soit le développement  de ce chapitre montre l’étendue de son érudition. Et il en conclut : « Parmi les gens, il y en a qui dénient toute valeur aux livres, aux ouvrages, aux études scientifiques composées à notre époque. Ce déni est une erreur, car il n’y a pas lieu de refuser l’estime à des ouvrages pourvu qu’ils viennent de savants accomplis qui peuvent prendre rang parmi les auteurs dignes de ce nom. » Et, à propos des styles des auteurs : « S’il fait quelque chose de bon, il se concilie la bienveillance des gens ; s’il fait quelque chose de mauvais, il pousse les gens à lui lancer des pierres. » On ne peut pas mieux dire.

Il fait aussi remarquer que l’introduction des ouvrages scientifiques dans le monde musulman est due au khalife de Bagdad Al-Ma’moun qui entra en correspondance avec les rois des Grecs de Byzance, lesquels lui envoyèrent des œuvres de Platon, d’Aristote, d’Hippocrate, de Galien, d’Euclide, de Ptolémée et d’autres auteurs encore. Al-Ma’moun les fit traduire en arabe et inspira aux gens le désir de les étudier.

CONCLUSION GÉNÉRALE

Abd el-Kader résume la participation des peuples orientaux aux connaissances scientifiques. En ce qui concerne l’Inde, il raconte l’histoire du jeu d’échecs, dont l’inventeur s’appelait Sassa, qui le présenta au roi Chahram. Celui-ci fut tellement enthousiasmé qu’il lui proposa n’importe quelle récompense, si élevée soit-elle. Sassa lui demanda de faire mettre un grain de blé sur la première case du jeu (qui comportait 64 cases), deux grains sur la deuxième et ainsi de suite. Le roi rétorqua qu’un tel don était méprisable par sa petitesse.  Mais quand il fit estimer la quantité de blé nécessaire, ses secrétaires lui répondirent : « Même si on recueillait tout le blé du monde, on ne pourrait en rassembler pareille quantité. »

L’Émir traite ensuite des Perses, des Grecs, des Romains, des Francs, avec un grand coup de chapeau aux Français : « Les habitants de la France devinrent ainsi un modèle pour tous les hommes dans le domaine des sciences et du savoir … Mais Dieu devait encore augmenter les dons qu’il leur réservait en favorisant pour eux l’accession au pouvoir d’un sultan équitable, le plus illustre de tous les rois par son initiative, le plus glorieux par la renommée, le plus fort, le mieux armé, parce qu’ayant le sabre qui porte le plus loin
, le plus aimant envers les créatures parmi les Arabes et les non-Arabes …. Ce roi raffermi, marqué du sceau de la victoire, c’est Napoléon, le Troisième du nom. » Stop !!

Mais l’Émir est malin, car il raconte ensuite l’anecdote suivante de Chabîb, fils de Chaiba : « Nous étions en grande assemblée lorsqu’un philosophe persan  vint nous rejoindre. Il nous demanda : « Quelle est la plus intelligente des nations ? » Certains répondirent :
les Chinois, les autres les Romains, ou les Hindous, ou les Soudanais, ou alors les Turcs … Alors le Perse leur rétorqua : non, ce sont les Arabes ! en leur décrivant tout ce que les Arabes ont pu faire de positif".

Abd el-Kader termine ainsi :"L’Empire arabe atteignit en fait un sommet qu’aucune nation n’avait encore approché avant lui, depuis Adam jusqu’à nos jours. Puis la décadence commença son œuvre, et Dieu modifia les relations qui existaient entre les Arabes et les autres nations, dans la mesure où ils avaient eux-mêmes changé ce qui se trouvait en eux. Toute chose qui atteint ses limites finit ainsi d’elle-même. »

« Mais la perfection véritable appartient au Dieu Très-Haut seul, toute perfection comparée à Lui étant encore défectueuse. Louange à Dieu, le Seigneur des mondes. »

Le livre de René Khawam se termine par des témoignages élogieux de divers contemporains de l’Émir.






Enfin, ce "livre" est aussi une bouteille à la mer, sans trop d'illusion sur la suite (contenue dans l'a-parte : "même si ne remercient ordinairement que les gens pourvus de délicatesse"). Il a trop eu l'habitude dans le passé de voir ses lettres rester sans réponse pour ne pas se douter que dans le futur il en serait de même !

Et si nous lui répondions, en tant que citoyen français ?

En lui écrivant que nous avons bien compris son message, que Algériens, Français, Mauritaniens -et d'autres par la suite - avons fondé une association supranationale "Pour l'Union des Méditerranéens" œuvrant pour une future paix en Méditerranée : https://uniondesmeds.com

Et en lui transmettant le bonjour à sa noble famille.