JUIFS ET MUSULMANS EN ALGÉRIE



 Création le 3 août 2017
Modification 1 le 14 juillet 2019 : vidéo sur les Juifs d'Algérie, en fin d'article

Après l'obtention de sa licence d'histoire de la Sorbonne en 1958, Lucette Valensi devient agrégée d'histoire et de géographie en 1963 puis docteur d'État en histoire moderne en 1974. Elle adhère pour quelque temps au Parti communiste français, puis s'engage dans l'anticolonialisme qui l'a fait passer du soutien au Front de libération nationale algérien à celui du Comité Vietnam National.

Elle commence sa carrière d’enseignante et de chercheur en Tunisie entre 1960 et 1965. Après cette expérience nord-africaine, elle est successivement Maître de conférences à l’Université Paris-VIII entre 1969 et 1978, puis directrice d’études à l’École des Hautes études en sciences sociales (Paris), où elle dirige le Centre de recherches historiques de 1992 à 1996 avant de créer et diriger l’Institut d'études de l'Islam et des sociétés du monde musulman de 2000 à 2002. Elle reste également membre associée du Centre de recherches historiques.


(Les phrases indiquées en rouge sont notre contribution à son important travail.)

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Nous citons le début de l’introduction :
« Il était une fois un pays, l’Algérie, où des Juifs vivaient en grand nombre, répartis dans plus de 250 communes. C’était en 1954. Huit ans plus tard, il n’en restait plus que quelques milliers, qui allaient à leur tour quitter le pays où leurs ancêtres avaient vécu depuis la nuit des temps. Il est aujourd’hui un pays, l’Algérie, où les jeunes ne savent pas que des Juifs y ont très longtemps vécu. Que s’est-il passé ? Comment une coexistence millénaire entre Juifs et Musulmans a-t-elle été possible ? Comment a-t-elle pris fin ? »
 

C’est une gageure que de compiler en 200 pages les relations entre Juifs et Musulmans en « Algérie ». Les Juifs, en tant que communauté ethnique et religieuse, sont arrivés en Afrique du Nord à la suite des Phéniciens par la mer et des caravanes marchandes par le sud. Ils ont connu les Numides, les Romains, les Byzantins, les Vandales, les Arabes, les Turcs et enfin les Français, toujours en tant que minorité ethnique, religieuse, artisanale et commerçante. Alors que le christianisme ne survit pas à l’islamisation (forcée) du Maghreb après le XIème siècle, sinon de façon très résiduelle, le judaïsme résiste au contraire et se développe sous la domination de l’Islam, du moins jusqu’à l’indépendance de l’Algérie.


Le statut juridique et fiscal de la dhimmitude est tel que les juifs peuvent pratiquer leur foi et s’administrer selon leur droit mais sont soumis à des restrictions (vexations ?) multiples. Trois exemples : ils doivent porter un vêtement  distinctif et s’interdire l’usage de certains prénoms ; les juifs ne peuvent prendre une musulmane pour épouse, alors qu’un musulman peut épouser une femme juive. Seul le témoignage d’un homme musulman libre est valide, non celui d’une femme, d’un esclave ou d’un Juif.

Ce qui rapproche les Juifs et les Musulmans, c’est par exemple la pratique religieuse de la prière, le jeûne, la condamnation de la représentation de la figure humaine, les pèlerinages aux tombeaux des saints, les interdits alimentaires …
 

Tantôt décrits comme humbles et diminués, les Juifs sont décrits autrement en 1447 : « Leur vie s’écoule en paix dans la dépendance de plusieurs maîtres qui défendent leurs subordonnés … Le commerce ici a lieu par leur intermédiaire et il y en a plusieurs en qui on peut avoir une grande confiance ».
 

Mais de temps en temps de terribles persécutions obligent les Juifs à mourir, à s’enfuir ou à se convertir à l’Islam. Reste que, en dépit de ces violences et de ces menaces, c’est vers le Maghreb que les Juifs persécutés en Espagne s’enfuient aux XIVe et XVe siècles. (Certaines familles iront aussi en Europe centrale). Mais l’arrivée de population plus évoluée provoque des tensions entre autochtones et expulsés, ne serait-ce que dans le port de vêtements différents, pour mieux se différencier.
 

La conquête ottomane introduit un changement majeur. Alger tombera et restera finalement aux mains des Turcs en 1517-1518, après des luttes pour le pouvoir dans les villes côtières. En 1518, le corsaire Kheireddine Barberousse, qui poursuit sa guerre contre les Espagnols, obtient du sultan ottoman de l’aide en hommes et en équipement et il lui fait allégeance. Cette subordination durera jusqu’en 1830, sous l’autorité de la milice d’Alger, les Janissaires (et des tribus « maghzen » dans le bled). L’économie du pays provient principalement de la guerre de course contre les pays qui n’ont pas fait de traités avec la Régence (mais aussi de la piraterie et de l’esclavage, particulièrement aux dépens de l’Afrique noire).
 

Séparés des autres composantes de la société du fait de leur autonomie religieuse et juridique, les Juifs sont aussi séparés dans l’espace résidentiel. Par ailleurs les Juifs sont traditionnellement orfèvres, bijoutiers, monnayeurs, changeurs, prêteurs. Les femmes, recluses pour l’essentiel, ne sortent que pour aller aux bains, au cimetière ou en visite dans leur propre quartier.

Les historiens de l’Europe ont identifié deux types de Juifs vivant en milieu non juif et occupant des positions élevées : les Juifs de cour et les Juifs de port. Les Juifs de port bénéficient d’une situation de quasi-monopole. Ce sont aussi des Juifs qui jouent un rôle central dans les relations de la Régence avec l’Europe protestante. Des familles de notables cumulent les avantages de la richesse avec le pouvoir. Trois d’entre elles se distinguent au milieu du XVIII siècle dans la capitale : Les Bouchara, les Busnach et les Cohen-Bacri. En 1794, les Bacri fournissent du blé à la Provence où la disette sévit, puis à l’armée et à la marine de la République française, mais aussi à ses ennemis britanniques. Leur flotte compte une dizaine de bâtiments. Ils sont mêlés au conflit qui oppose le dey à la France pour le non-paiement de blé livrées à celle-ci pendant les guerres napoléoniennes. Ce sera l’un des prétextes du blocus puis de l’expédition de 1830.
 

Les Janissaires mécontents tentent d’assassiner le dey Mustapha Pacha, (interlocuteur amical du Premier Consul). Ils réussissent leur coup en 1805, et tuent également Naphtali Busnach. S’ensuit un chassé-croisé de crimes. Finalement, le dernier dey d’Alger trouvera refuge auprès de la famille Bacri quand il sera chassé de son trône par les Français.

LA COURSE BARBARESQUE

La course consiste à attaquer sur mer tout bâtiment battant pavillon d’un pays avec lequel aucun traité de paix n’a été conclu. Des descentes sur terre par les barbaresques dans les villages proches des côtes offrent un autre moyen de kidnapper hommes et femmes et de les conduire en esclavage vers les pays musulmans. (Un exemple typique est celui de la Corse où les tours de guet génoises ceinturent l’île). 

 
Tours génoises de Corse - carte par J-P Néri
 Les campagnes sur mer durent 40 à 50 jours à la belle saison. Elles prennent pour cibles les bâtiments espagnols, italiens et maltais, guère les français avec lesquels la Régence est en paix. Les captifs sont d’abord conduits au palais du dey qui en revend le cinquième au profit des Janissaires (et de son Trésor ?). les autres sont envoyés au Batistan, véritable souk aux esclaves.

Les Juifs d’Alger sont preneurs dans l’armement ou l’approvisionnement des navires. C’est un Juif qui est l’écrivain du Batistan. Les Juifs interviennent aussi pour faciliter le rachat des esclaves …

Sous la colonisation turque - ou plutôt celle de la milice des Janissaires - les Juifs subissent les avanies les plus viles. Mais il faut dire que les deys ne sont pas exempts des marques de violence. Entre 1790 et 1825, huit deys sont destitués, seize exécutés ! Les Turcs ont pour ennemis non seulement les Maures, mais aussi les Coulouglis (turc mariés à une indigène). La société composite et cloisonnée de la Régence inclut finalement les Juifs, mais à une place qu’ils doivent savoir garder, surtout en politique.


Quand Alger tombe aux mains des Français en 1830, ceux-ci ne trouvent que 8 ou 10 Juifs qui connaissent l’arabe régulier. Une nouvelle page s’ouvre pour les Juifs de la Régence d’Alger. Le pouvoir colonial français (qui remplace la régence turque) mettra plusieurs décennies à s’imposer sur l’ensemble du pays et modifiera de fond en comble la condition des Juifs et leurs rapports avec la majorité musulmane. Il faudra aussi compter sur le paternalisme des Juifs de la métropole, ainsi que sur le comportement de la population frondeuse immigrée, en majorité européenne, qui croira défendre ses propres intérêts en imposant ses vues à la métropole jusqu’aux années 1930.

La population algérienne « indigène » connaîtra des changement sociaux majeurs et inventera  des formes d’accommodement à la modernité, de protestation ou de lutte armée qui affecteront ses relations avec les Juifs.

La population juive connait une forte expansion, à la fois par croissance naturelle et par l’immigration de Juifs de Tunisie et du Maroc. Majoritairement citadine, à commencer par les villages de colonisation. Par exemple la ville de Sétif, d’abord marché rural, puis sous-préfecture en 1858. À la fin du XIXème siècle, la ville compte 180 familles juives, soit 1600 individus. Alger, Oran et Constantine atteignent chacune 25 000 individus. Globalement, la période coloniale française voit la population juive multipliée par 7.

Si les premiers Gouverneurs étaient ouvertement assimilationnistes à l’égard des Juifs, le gouverneur Bugeaud était antisémite. Renversement de tendance avec le second Empire : le 14 juillet 1865, Napoléon III, à la suite de son voyage en Algérie (qui est un triomphe), promulgue un sénatus consulte qui donne aux Musulmans et aux Juifs la possibilité d’obtenir la nationalité française, mais la démarche impliquerait la renonciation au « statut personnel ». (Ceci n’est pas formellement indiqué dans le Sénatus Consulte …). Très peu feront les démarches administratives, dont 300 chefs de familles juives.




Descendant d’une famille juive  du pape, Adolphe Crémieux, devenu Ministre de la Justice sous Gambetta, promulgua le fameux décret qui porte son nom en octobre 1870, qui aligne le statut des Juifs d’Algérie sur celui des Juifs de France. Décret mal accueilli aussi bien par les « Français d’Algérie » que par la population musulmane dont les membres restaient des sujets vaincus, alors que les immigrants étaient automatiquement assimilés à la population française.

La colonisation française introduisit d’autres façons de faire, importait des modes et des modèles, jugés plus prestigieux. Les Juifs allaient les observer, les adopter, et faire ainsi un accueil empressé à la modernité. L’adoption des valeurs françaises s’accompagna d’un éloignement par rapport à la société musulmane, considérée comme inférieure et arriéré. Par ailleurs, le décret Crémieux aiguisa à l’égard des Juifs l’hostilité des Européens d’Algérie : insultes, pillages … Il faut dire qu’en métropole on était en pleine affaire Dreyfus, un capitaine condamné injustement pour espionnage à la dégradation militaire et à la déportation à vie. Certes en 1906, il sera réhabilité et réintégré dans l’armée !

La passion antisémite triomphe sous le régime de Vichy. Cela n’empêche pas les Juifs patriotes de participer plus que tous les autres Algériens au succès du débarquement anglo-américain à Alger (on lira avec intérêt les trois articles de Dakerscocode consacrés à l’opération Torch a 43 a 44, a 45). « Sur les 377 conjurés qui participèrent à la prise  d’Alger, 315 étaient juifs ».
 

En août 1934, des émeutes anti-juives éclatent à Constantine et dans sa région, faisant de nombreuses victimes. Ce sera une fracture dans les relations entre Juifs et Musulmans. Un zouave juif rentre chez lui ivre. Il aurait même uriné contre un mur de la mosquée. Des Musulmans lancent des pierres contre son immeuble ; on arrive à une bataille rangée. Quinze blessés dont l’un mourra. Six magasins israélites enfoncés. Le lendemain, c’est un massacre des Juifs. Le surlendemain, des manifestants musulmans sont dispersés par l’armée. Partout des magasins juifs sont pillés.


 Les Européens assistent passifs au massacre. Mieux : un rapport officiel attribue aux Juifs le sac de magasins musulmans ! Rien de tel pour séparer les deux communautés juive et musulmane.

En résumé : l’agent majeur du changement est l’école. Par l’école les Juifs acquièrent un savoir profane qui ouvre de nouveaux horizons intellectuels et de nouvelles voies où s’engager, indépendamment de la religion. Le savoir religieux est alors dévalorisé par rapport aux savoirs profanes. Les Juifs ont aussi changé de langue. Ils ont aussi adopté des prénoms occidentaux. Quant aux Musulmans, ils sont restés massivement attachés aux langues arabe et berbère, dont ils ont fait des symboles nationaux. Même dans le domaine culinaire, il y avait des différences : les Juifs préféraient la viande de bœuf, les Musulmans celle de mouton, mais aussi des ressemblances : aucune des deux communautés n’acceptait la viande de porc.

On a souvent souligné l’apport bénéfique de la colonisation en matière d’éducation, de médecine et d’aménagement du territoire. (On remarquera aussi que la France a donné à l’Algérie son nom, ses frontières et son pétrole du Sahara). Le concept de l’école publique, gratuite, ouverte aux filles et aux garçons est une création de la IIIème République. Malgré tous les obstacles, le taux de scolarisation n’a cessé de s’élever : de 5% en 1914, il passe à 15% en 1954. Mais pour citer Mohammed Harbi, « pour les Musulmans, l’ouverture aux idées nouvelles n’efface pas la culture islamique » alors qu’elle réussit largement chez les Juifs. Et ces Algériens « francisés » sont considérés comme des apostats, et apparaissent souvent suspects aux autres Algériens".

En ce qui concerne l’enseignement supérieur les Juifs ont tout de suite compris son importance. Dès 1832, à Alger, une école juive proposait un enseignement en français, et peu après une école pour les filles. En 1860, la première jeune fille juive passait l’examen lui permettant d’être institutrice. Le mouvement s’amplifia après la seconde guerre mondiale.


En matière musicale, il y avait beaucoup d’affinités jusqu’aux dernières années de l’Algérie « coloniale » (Et même de nos jours : http://www.youtube.com/watch?v=I9SPq4MUxTc  )
 

En ce qui concerne la franc-maçonnerie, l’Émir Abd el-Kader a entretenu une correspondance suivie avec la Loge Henri IV. (Mais si un document maçonnique le fait franc-maçon, aucune réponse munie de son sceau ne donne son accord formel). Faire des «indigènes » de véritables Français, telle était l’obsession des Francs-maçons de la colonie.

Le parti communiste est présent en Algérie depuis 1920. Ses adhérents sont convaincus que « le syndicalisme est bon, mais pas pour les Arabes », et les adhérents arabes n’y sont pas restés tant ils étaient traités en parents pauvres.

Dix ans plus tard, c’est le début de la lutte des nationaliste algériens pour l’indépendance, avec de multiples cibles : les forces de l’ordre, la population européenne, les musulmans, quand ils appartiennent à des formations rivales du FLN, comme le MNA, les Juifs … (mais aussi les musulmans qui se veulent français). Triste exemple fourni par l’écrivain et journaliste juif Jean Daniel : « en 1960, au cours d’un voyage en avion avec deux dirigeants du FLN, Boumendjel et Benyahia, il les interroge sur le sort des non-musulmans dans une Algérie indépendante. La réponse est sans équivoque : l’identité de l’Algérie indépendante serait arabo-musulmane et les non-musulmans n’y auraient plus de place. » C’est bien ce qui s’est passé. Et les Juifs partiront sans espoir de retour, (comme les Européens). 


C’est vers la métropole, plus que vers d’autres pays d’Europe ou d’Amérique que Juifs et Musulmans émigreront, que ceux-ci soient harkis, travailleurs immigrés, ou soucieux de bénéficier de régimes sociaux favorables.

Le livre se termine par une note optimiste : « Par les livres, les films, des manifestations diverses de part et d’autre de la Méditerranée, des individus, chez les uns et chez les autres, s’entêtent à s’entendre. On veut espérer que ce livre contribuera à une meilleure intelligence de ce que Juifs et Musulmans (et autres) ont traversé ensemble, pour le meilleur et pour le pire. »

Nous souhaitons une bonne lecture à Madame Lucette Valensi du site de l’Association supranationale « Pour l’Union des Méditerranéens » : https://uniondesmeds.com

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L’ALGÉRIE « ALGÉRIENNE »

Après la signature des « Conclusions des pourparlers d’Evian », plus connues sous le nom d’ « Accords d’Evian », signée par les représentants française mandatés et par Belkacem Krim, délégué du FLN -mais non mandaté - les Algériens ont enfin le pouvoir.




S’ensuit une période de massacres, et d’appropriations, puis une guerre civile fratricide connue sous le nom de « décennie noire ». Ceci termine l’histoire des « Musulmans » d’Algérie au XXème siècle.

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Nota Bene :

On pourra consulter sur internet :

 
https://www.judaicalgeria.com/

ou bien un bon nombre de vidéos, comme :


https://www.youtube.com/watch?v=0TlBlHF6L7s

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https://www.youtube.com/watch?v=3pICIo-0Ipw